Par Pierre Bühler*

Lefort a consacré l’essentiel de ses travaux à la philosophie politique. En particulier, il s’est attaché à étudier les dangers du totalitarisme, de droite (hitlérisme) ou de gauche (stalinisme). Cela l’a conduit à réaffirmer les principes fondamentaux de la démocratie (L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981).

Son idée principale était qu’à la manière de Louis XIV qui disait « L’État, c’est moi », les chefs totalitaires tendaient à une identification totale entre la société tout entière et leur personne propre. Cette incorporation occupait l’entier de l’espace social et politique, étouffant toute possibilité de prise de distance critique.

En contraste, la démocratie se caractérise par ce qu’il appelait une « désincorporation » : l’instance politique doit être respectée comme quelque chose qui ne peut pas être investi, incorporé, occupé par quelques velléités de domination que ce soit. Lefort parlait d’un nécessaire « lieu vide » au cœur du système démocratique, imposant un rapport de service plutôt que de pouvoir à la chose politique, faisant du travail politique un travail ouvert et patient, en déséquilibre constant, sans certitude dernière.

Ainsi, la tentation actuelle est de varier la formule de Louis XIV en disant « L’État, c’est l’économie. » Cette réflexion ne manque pas d’actualité chez nous aujourd’hui. Certes, nous ne sommes probablement pas menacés de manière imminente par un totalitarisme classique. Mais il y a d’autres manières de combler le lieu vide qui fonde le jeu démocratique.
Ainsi, la tentation actuelle est de varier la formule de Louis XIV en disant « L’État, c’est l’économie ». Comme le montre la pression des lobbys économiques sur les politiciens, la politique est soumise aux intérêts financiers des entreprises, banques ou autres. La tâche politique, au sens propre, s’en trouve étouffée. « Totalitarisme » de l’économie ?

Par ailleurs, le « lieu vide » cher à Lefort peut aussi être investi par une idéologie identitaire conduisant à exclure de plus en plus tout ce qui n’est pas « pur suisse ». La votation du 28 novembre le montre bien.

On a beau dire que les lois actuelles suffisent pleinement à réglementer la criminalité étrangère, on a beau dire que la solution proposée non seulement pose des problèmes de compatibilité avec le droit international, mais discrimine les étrangers criminels en les soumettant à une double peine, pénale et administrative, il n’y a rien à faire.

Il faut que l’amalgame étrangers – criminels fonctionne, qu’il alimente l’insécurité du souverain et le pousse à produire des boucs émissaires ! « Totalitarisme » de la peur et de la fermeture ?

Merci à Claude Lefort de nous avoir dévoilé le danger des investissements massifs du jeu démocratique !

REPERES

Pierre Bühler*

Auteur préféré : Friedrich Dürrenmatt

Chanteur préféré : Jacques Debronckart

Théologien préféré : Luther

Philosophe préféré : Kierkegaard

Sport préféré : ski

Ville préférée : Prague

Continent préféré : Amérique latine

Citation préférée :
« Tout l’art consiste à se relever une fois de plus que le nombre de fois qu’on a été renversé. » (Winston Churchill)

BIO EXPRESS

• 1950 : naissance à Tramelan (Jura bernois)
• 1973 : licence en théologie à Lausanne
• 1979 : doctorat en théologie à Zurich (Kreuz und Eschatologie, Tübingen, 1981)
• 1982-1997 : professeur de théologie systématique à Neuchâtel
• Depuis 1997 : professeur de théologie systématique à Zurich
• Dernière publication : Introduction à la théologie systématique, Genève, Labor et Fides, 2008 (avec A. Birmelé, J.-D. Causse et L. Kaennel)
• Marié et père de deux enfants