«La laïcité, ce n’est pas qu’une quête de liberté individuelle»
Attaquée par plusieurs référendums, la Loi genevoise sur la laïcité de l’État (LLE) sera soumise aux urnes ce dimanche 10 février. Après avoir défendu durant toute la campagne la thèse selon laquelle cette loi n’était pas nécessaire au vu du corpus légal existant, Ensemble à gauche a communiqué un contre-projet jeudi passé — à dix jours du scrutin. Un projet de «Loi sur la neutralité religieuse de l’État» a été déposé par le mouvement. Selon son communiqué, cette opération «vise à permettre un rejet de la LLE sans arrière-pensée en fournissant immédiatement une base concrète pour remettre ces questions sur le métier en apportant des réponses susceptibles de rallier une nouvelle majorité.» Comment les Églises «historiques» qui défendent la LLE accueillent-elles cette réécriture du texte présentée comme consensuelle, puisqu’elle gomme tout ce qui est perçu comme une atteinte aux droits individuels?
Une réécriture de la loi en supprimant les éléments qui nuisent aux libertés individuelles va-t-elle permettre d’atteindre un consensus?
Une démarche solitaire, ce n’est pas une recherche de consensus. À dix jours du scrutin, personne n’est dupe de la manœuvre politique. À qui la prochaine version? Écrire une loi dans son coin, c’est facile, tarvailler sur un consensus, c’est autre chose. Cette réécriture présente une vision de la laïcité qui est essentiellement celle portée par Pierre Vanek: pourquoi devrait-elle aujourd’hui emporter l’adhésion par rapport à la LLE? Car bien qu’imparfaite, la loi votée par le Parlement a fait l’objet d’un vaste travail de réflexion et de rédaction: elle est déjà une loi de convergence, votée par une nette majorité.
La LLE va dans le sens d’une réflexion de vie en société. La paix confessionnelle, ce n’est pas simplement permettre aux Églises de régler leurs chamailleries, comme on l’a lu et entendu. Croire cela, c’est une vision un peu simpliste de la religion et de ses enjeux dans notre société. Et c’est oublier complètement le poids et la vertu de ce concept de paix confessionnelle au niveau politique suisse. C’est pour cela que les Églises historiques acceptent la LLE sans vouloir la réécrire dans leur coin, bien que tout ne les satisfasse pas non plus. Il faut arrêter avec l’idée que si les Églises soutiennent cette loi, c’est parce qu’elles en retireraient des avantages indus: elles ne sont ni vénales ni opportunistes, c’est une myopie effrayante. Elles cultivent un sens de la responsabilité qui est bien au-dessus de cela!
Vous n’êtes donc pas favorables à une dérégulation?
Sur la question religieuse, on constate un amusant paradoxe: la droite qui a tendance à réguler, la gauche référendaire à déréguler. Or dans le champ religieux, la libre concurrence ne conduit pas précisément à la paix religieuse! Nous osons le dire, nous qui avons encore un peu de mémoire et qui sommes les principaux acteurs de cette paix à Genève depuis des décennies. Nous voyons bien les ambitions concernant l’occupation de l’espace public. Des communautés religieuses cherchent une meilleure visibilité, très bien, mais il y a la manière, et cette manière s’apprend. Les Églises historiques auraient beau jeu de critiquer? Elles ont encore pignon sur rue, mais elles ont une longue expérience de cette visibilité. En un siècle de laïcité, elles en ont vu! Et c’est une sacrée responsabilité, je le redis. Par exemple lorsqu’il s’agit de présider le culte de l’Escalade, il est clair que ce n’est pas le lieu du moindre prosélytisme, mais d’un témoignage positif et ouvert dans le cadre d’une fête populaire par excellence. Accueillir les autorités et le grand public, croyant ou non, ce n’est pas un acte anodin.
Par ailleurs, à la fin des années 1990, le rapport Bellanger, commandé à la suite des drames de l’Ordre du Temple solaire, avait indiqué que les lois en vigueur permettaient de lutter contre les dérives sectaires, à condition de conserver aussi tel article contraignant, repris, mais légèrement libéralisé dans l’actuel article 3. Qui l’a redit dans le débat? Personne! Il ne faut pas priver les autorités des outils qui leur permettent d’agir si nécessaire: l’État ne saurait laisser simplement la bride sur le cou des religions au prétexte de bons sentiments ou que tout va bien actuellement. La loi n’est pas faite que pour les temps de quiétude, et nous savons combien le phénomène religieux peut être délicat et redoutable.
Mais vous n’y voyez pas d’atteinte aux libertés individuelles?
Fondamentalement, la réflexion sur la laïcité, ce n’est pas qu’une quête de liberté individuelle! S’arrêter à cela, c’est faire peu de cas d’une réflexion à la fois citoyenne et institutionnelle. Dans le fil de la loi, il ne faut pas confondre les cas d’exceptions, intérimaires, avec la situation normale. Ainsi l’article 7 de la LLE permet, «pour prévenir des troubles graves», d’interdire le port de signes religieux. C’est un point délicat, nous l’avons relevé. Cela ne signifie en aucun cas une interdiction générale et durable. À mon sens, les référendaires font une lecture outrée et trop ciblée de cet article, mais ils nous rendent attentifs au fait que le gouvernement ne saurait agir sans prudence ni discernement, et ne saurait céder à une tentation autoritaire sans que le prix à payer soit exorbitant, civilement parlant.
Cela dit, l’exercice des libertés est toujours une recherche d’équilibre et de pondération, entre les libertés de tous et le respect dû à chacun. Parler de liberté en soi comme d’un absolu intangible, à la mode d’un slogan, c’est illusoire. Construire les reconnaissances civiles et, cas échéant, les obligations, c’est apprendre à construire une communauté de destin commune, et articuler les libertés. Bien sûr qu’il faudra être attentif aux règlements d’application et à la mise en œuvre de cette loi. Logiquement, cela ira dans le sens des buts de la loi, pas à fin contraire de la paix religieuse. Mais personnellement, je préfère cette loi et une application raisonnée qui correspondent à notre époque, plutôt que le statu quo des textes actuels, marqués par la période où ils ont été écrits, c’est-à-dire le XIXe et les grands combats du Kulturkampf, même quand ils font l’objet d’une application très arrangeante dans l’expérience commune.