La Bible des esclaves, une légitimation de la domination
Au rez-de-chaussée du Musée de la Bible, à Washington, on peut voir un volume qui se distingue des nombreuses versions présentées dans le bâtiment consacré au livre saint. Il s'agit d'un petit recueil d'Écritures, dont on lit sur la couverture: «Parties de la Sainte Bible, sélectionnées pour l'usage des esclaves noirs, dans les îles britanniques de l'ouest de l'Inde.» La soi-disant Bible des esclaves, prêtée par l'Université Fisk de Nashville, au Tennessee, exclut 90% de la Bible hébraïque, ou Ancien Testament, et 50% du Nouveau. Le livre contient notamment le passage «Obéissez à ceux qui sont vos maîtres» tiré de la lettre de Paul aux Éphésiens, mais il manque la partie de sa lettre aux Galates qui dit qu’«Il n'y a ni lien ni liberté... car vous êtes tous un en Jésus Christ».
Un objet rare
Depuis son ouverture il y a plus d'un an, le Musée de la Bible présente ce volume de 38x28x10 cm dans un espace dédié à la question des arguments bibliques pour et contre l'esclavage depuis les débuts du mouvement pour l'abolition. Mais en prévision du 400e anniversaire de l'arrivée des premiers esclaves africains dans le Nouveau Monde, à Jamestown, en Virginie, la Bible des esclaves sera exposée jusqu'en avril dans le cadre d'une exposition conçue avec des chercheurs de l’Université de Fisk et du Musée national d'histoire et de culture afro-américaine du Smithsonian.
«Nous pensons que c'est l'occasion de contribuer à l'importante discussion d'aujourd'hui sur le rôle de la Bible dans l'esclavage humain et nous savons que cela est lié à des questions contemporaines comme le racisme et l'esclavage humain», déclare Seth Pollinger, curateur en chef du Musée de la Bible. «Nous avons eu un tel intérêt pour ce livre, probablement plus d'intérêt pour cet artefact que pour tout autre du musée.» L’ouvrage est rare. À ce jour, trois exemplaires ont été découverts. Les deux autres se trouvent dans des Universités de Grande-Bretagne. Les spécialistes de l’Université de Fisk pensent que leur version a peut-être été rapportée d'Angleterre à la fin du XIXe siècle par les membres de la célèbre école Jubilee Singers, qui ont chanté des spirituals à la reine Victoria pendant leur tournée européenne.
Aucun espoir de délivrance
La scénographie de l’exposition s'inspire de la dichotomie entre la contrainte et la conversion, maintenant les esclaves à leur place tout en essayant de s'occuper de leur âme. Sur deux des murs du Musée, les versets jugés à l’époque adéquats pour les esclaves sont combinés à des versets qui avaient été exclus du recueil. «Préparez une courte forme de prières publiques pour eux[...] ainsi que certaines parties des Écritures[...] en particulier celles qui ont trait aux devoirs des esclaves envers leurs maîtres», a déclaré l'évêque anglican de Londres Beilby Porteus, fondateur de la Société pour la conversion des esclaves noirs, en 1808.
Pour Anthony Schmidt, conservateur de la Bible et de la religion en Amérique pour le Musée de la Bible, cette citation «brise en quelque sorte nos idées sur ces abolitionnistes qui sont si progressistes. Beilby Porteus s'en tenait à des vues très racistes alors même qu'il luttait pour la liberté des esclaves africains dans ces colonies». C’est une maison londonienne qui publie pour la première fois la Bible des esclaves en 1807, au nom de la société Porteus. Les Psaumes qui expriment l’espoir d’une délivrance par Dieu de l’oppression, ainsi que le livre de l’Apocalypse, sont les grands absents de cette Bible. «C'est pourtant là que vous avez vraiment l'histoire du vainqueur, et c'est là que Dieu fait tout ce qui est juste et châtie», explique Seth Pollinger à propos de l’Apocalypse. Dans la Bible des esclaves, le livre de l’Exode ne fait pas mention du sauvetage des israélites de l'esclavage en Égypte, la libération qui donne d’ailleurs son titre au livre biblique en question. «C'est remarquable que les chapitres 19 et 20 y soient mentionnés. Car c'est là qu’est racontée l'apparition de Dieu sur le mont Sinaï. C’est là aussi qu'il donne sa loi, remarque Seth Pollinger. Les Dix Commandements correspondent au chapitre 20, mais il manque pourtant tout l'exode d'Égypte».
Un livre choc
Les spécialistes reconnaissent que cette Bible peu connue peut être une découverte choquante tant pour les étudiants que pour les visiteurs du musée. «Lorsqu'ils sont face à la Bible des esclaves pour la première fois, c'est un moment assez émouvant pour les étudiants», déclare Holly Hamby, professeure agrégée à l’Université de Fisk, qui utilise l'artefact pour enseigner dans son cours sur la Bible comme littérature. Bon nombre des étudiants de cette université historiquement noire sont chrétiens et afro-américains, dont la plupart sont des descendants d'esclaves, y compris ceux des colonies antillaises.
«C'est très perturbant pour leur système de croyances», ajoute Holly Hamby, qui enseigne actuellement à partir d'une version numérisée de la Bible des esclaves. Certains étudiants se demandent comment ils ont pu arriver à la foi chrétienne avec ce genre de Bible, peut-être dans leur passé. D'autres plongent plus profondément dans la Bible complète, y compris dans le récit de l'Exode. «Cela les amène à se poser beaucoup de questions, mais je pense aussi qu'il y a un lien puissant avec le texte. Très naturellement, voir les parties de la Bible qui ont été laissées de côté et qui ont été données à beaucoup de leurs ancêtres les incite à se concentrer davantage sur ces parties», observe-t-elle.
Ouvrir le débat
Le musée prévoit des conférences et des tables rondes pour explorer davantage cet artefact inhabituel et ses significations complexes. Seth Pollinger espère que ces événements donneront l'occasion à une plus grande diversité de visiteurs, noirs et blancs, de participer aux discussions, tout comme les chercheurs blancs et noirs ont travaillé ces derniers mois sur l'exposition. «Cette exposition va déstabiliser les gens. Elle va les déranger et pas un groupe plutôt qu’un autre», déclare Seth Pollinger, qui espère que l'apprentissage de cette partie de l'histoire biblique favorisera une meilleure compréhension. Dans une citation présentée dans l'exposition, Brad Braxton, directeur du Centre d’étude des pratiques religieuses afro-américaines du Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines, déclare : «Cette relique religieuse nous oblige à nous attaquer à une question intemporelle: Dans notre interprétation de la Bible, le résultat final est-il la domination ou la libération?»
Holly Hamby a suggéré que l'exposition mette en avant les voix actuelles des élèves de l’Université de Fisk, incluant une vidéo où ils discutent des questions entourant le point de vue controversé sur la Bible. «Nous leur avons posé une série de questions. Ma préférée reste: Pensez-vous que cette Bible est encore le bon livre? Pour ma part, c'est un bon livre. Je crois toujours à la Bible dans son ensemble, mais pas à cette version», avoue Holly Hamby.