Mode : le piercing, de l'exclusion à l'exhibition

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Mode : le piercing, de l'exclusion à l'exhibition

30 avril 2003
Véritable phénomène de société, le body piercing a d’abord été une marque d’exclusion et d’infamie imposée aux ennemis de la chrétienté à la fin du Moyen Age
Il est aujourd’hui pleinement choisi et sert pour bien des jeunes de rituel de passage à l’âge adulte. Le malaise et la méfiance qu’il peut inspirer trouvent leur origine dans l’Occident médiéval. Explications avec Denis Bruna, historien de l’art, qui a donné récemment une conférence sur ce sujet à l’Université de Lausanne.Muriel s’est offert son premier piercing dans la narine à l’âge de 15 ans. Elle entreprend cette démarche pour des raisons culturelles ; sa mère, comme beaucoup d’Indiennes, en porte un. Muriel continue l’aventure et se perce le nombril pour suivre la mode. Il y a quelques mois, sur un coup de tête, elle se fait percer la langue. Si elle avoue une volonté d’être différente, elle n’a pas pour autant envie de se marginaliser. Elle n’exhibe pas particulièrement ses piercings.

A l’instar de Muriel, de nombreuses adolescentes raffolent de ces nouveaux bijoux implantés dans la peau. Mario, responsable du magasin Tatoo Museum à Lausanne, associe cet engouement à un phénomène de mode. Il évoque aussi un rite de passage vers le monde adulte et « le sentiment pour les ados d’appartenir à un clan ». Sa clientèle est hétérogène. Les parties du corps que l’on se perce varient en fonction de l’âge. Selon lui, le « total piercing » est plutôt demandé par les 18 -22 ans pour se différencier du troupeau. Les 40-50 ans, eux, cherchent à obtenir des nouvelles sensations de type érotique.

§L’anneau, marque des infâmesDans un train, Denis Bruna est attiré par les piercings d’une jeune fille. Surpris, l’historien de l’art fait le lien avec les ornements corporels qu’il avait repérés sur l’iconographie du Moyen Age. Il entreprend des recherches historiques qui aboutissent sur la rédaction d’un livre*. Il constate que la boucle d’oreille, ancêtre du piercing venue d’Orient, a d’abord été considérée comme un bijou. A la fin du Moyen Age, l’anneau devient la marque distinctive des ennemis de la chrétienté. Denis Bruna explique cette fonction d’exclusion : « L’origine géographique de la boucle d’oreille représente l’Orient redouté, celui des juifs, des chrétiens orientaux et des sarrasins ». Il ajoute que « cette intervention sur l’intimité du corps est mise en relation avec le diable ». Dans les cités du nord de l’Italie, les femmes juives avaient l’obligation de se percer les oreilles afin qu’elles soient clairement identifiables. Les iconographies de cette période témoignent du lien entre le percement de la chair et le diable. Les bourreaux du Christ sont représentés avec un faciès quasiment animal et la lèvre transpercée par un anneau. Dans certaines peintures, la sage-femme Salomé qui a accouché Marie, est peinte avec les oreilles percées. Ce détail signifie qu’elle ne croyait pas à la virginité de la mère de Jésus.

Au 16ème siècle, la boucle d’oreille cesse d’être considérée comme infamante. Les princesses italiennes la remettent au goût du jour. Du coup, les femmes juives ont l’interdiction d’en porter. Le code social est inversé.

§Vers une banalisationLe piercing réapparaît dans les années quatre-vingt chez les punks, les hippies et les sado-masochistes. Il remplit toujours une fonction d’exclusion. Mais il est choisi par son propriétaire qui revendique sa marginalité. Victime de son succès, le piercing au nombril ou sur les sourcils est devenu courant. Preuve de sa normalisation, les publicitaires n’hésitent pas à s’en servir. Mais la multiplication des anneaux et leur emplacement parfois insolite continuent de déranger les plus âgés. Malgré l’évolution des mentalités, il reste le témoin d’une infamie, rappelle Denis Bruna, « aujourd’hui encore, les méchants dans les films arborent bien souvent un piercing ».

§* Denis Bruna, « Piercing, sur les traces d’une infamie médiévale », éd. Textuel, 158 pages, 2001, Paris.