Les Eglises doivent apprendre à dire «non»
En matière de gestion des abus, vous vous référez volontiers au concept de toute-puissance…
A partir du moment où j’ai pris connaissance de ce livre (Edith Tartar-Goddet, Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Eglise, Olivétan, 2021), tout s’est un peu aligné. J’ai repensé à des expériences, à des discussions, à des situations auxquelles j’avais été confrontée déjà en tant que membre de la commission de médiation. Avec ce livre, tout s’est éclairé. J’arrivais enfin à mettre des mots sur des situations dans lesquelles la médiation avait été sollicitée.
J’avais bien des outils pour appréhender les conflits, pour entendre et pour écouter les personnes. Mais là, je recevais un élargissement, qui me permettait de mieux comprendre ce qui sous-tendait certains agissements ou certaines pratiques. En réfléchissant aussi à mon expérience professionnelle, j’ai commencé à faire des liens entre certaines situations que j’avais vues en médiation et les phénomènes d’emprise.
Les personnes en situation de toute-puissance ont la certitude de tout savoir, de tout pouvoir.
Ce sont effectivement des gens très doués, qui parviennent vite à se rendre indispensables. En Eglise, on est une petite communauté, de plus en plus petite. La conséquence, c’est qu’un certain nombre de personnes arrivant dans nos structures comme bénévoles ou comme salarié·es trouvent un terrain fertile pour exercer leur toute-puissance. Parce que les candidat·es sont rares. J’ai souvent entendu: «Ah, je vais rester dans ce conseil, car il n’y a personne pour me remplacer…» Cela favorise l’émergence de personnes assumant la figure du sauveur. Au mieux, elles ne prennent pas conscience que, par leurs agissements, elles empêchent une relève de se constituer. Mais parfois, les personnes en situation de toute-puissance vont petit à petit tisser leur toile. Se rendre indispensables. Une fois le phénomène d’emprise agissant, il devient difficile de s’opposer à ces personnes.
Et ce comportement est générateur de violences?
Le risque, c’est qu’un cercle vicieux se mette en place. Les Eglises sont très demandeuses de personnes qui s’engagent, notamment des bénévoles. Comme on a besoin de ces gens, on ne sait pas leur dire «non». Et l’on ne sait pas les contenir.
Je suis assez effarée de voir la longévité de certains bénévoles dans les parlements, qui se retrouvent délégués dans nombre d’organes: ces personnes multiplient les casquettes. Et les pouvoirs. Et c’est pareil dans les exécutifs. Comme conseiller synodal, vous vous retrouvez délégué à la Conférence des Eglises romandes et à l’Eglise réformée suisse, par exemple. On dit que c’est pour huiler les rouages, mais je suis assez sceptique par rapport à ce système, parce que j’y ai vu des abus.
A un moment donné, vous prenez quand même des décisions. Et avec toutes les casquettes que vous avez, que vous le vouliez ou non, vous allez abuser de votre autorité ou de votre pouvoir. «Structurellement», on vous met dans cette situation.
De plus, par manque de volontaires, on accepte des gens avec lesquels on sait que cela ne va pas forcément très bien se passer. Mais ces personnes ont des compétences, elles ont des relations, elles ont un réseau, elles vont pouvoir aider pour telle et telle chose dans l’Eglise…
L’Eglise doit-elle prendre conscience qu’elle a un problème avec la gestion du pouvoir?
Je ne suis pas théologienne, mais j’ai passablement réfléchi à ces questions. Selon moi, le message de l’Evangile nous invite à regarder ce qui dysfonctionne, et non à le mettre sous le tapis. Mais, pour un certain nombre de personnes dans l’Eglise, il est impossible d’imaginer qu’il puisse y avoir des conflits dans ce milieu, et donc de les prévenir et de les traiter.
Il y a une forme de déni: quand nous présentions le travail de la commission de médiation dans les Régions et les paroisses et parlions de notre disponibilité, les gens étaient très respectueux. Mais ils me disaient régulièrement: «On espère ne jamais vous revoir.»
Ce déni empêche de reconnaître et de dénoncer certains comportements?
Au nom d’un certain idéal selon lequel on doit s’aimer en tant que frères et sœurs, doit-on tout accepter, doit-on passer sous silence des faits de violence inacceptables? Lors d’un désaccord, en Eglise, vous êtes vraiment pris dans vos conflits de loyauté. Et c’est terriblement paralysant.
En réalité, dans certains lieux ecclésiaux, il est fréquent qu’on s’envoie des insultes et des propos franchement diffamants pour certain·es. Et cela doit être dénoncé.
Mais quand on s’envoie des noms d’oiseaux, comment ne pas s’accuser mutuellement d’être en situation de toute-puissance ?
Mon expérience professionnelle m’a appris qu’il faut des spécialistes pour gérer un certain nombre de situations: on ne peut pas tout gérer à l’interne. C’est vrai, il faut un avis externe.
Dans certaines situations, les parties sont toutes deux victimes et sources de violence. Il faut être très ferme sur la façon dont on les gère. Il faut en rester aux faits et absolument quitter son ressenti, ses émotions.
La personne peut nier les faits, mais quand tout un ensemble de personnes a constaté les mêmes événements, atteste des mêmes situations – souvent ça se passe en communauté –, cela donner des moyens d’agir.
Formation continue
Les 5 octobre et 7 décembre, Edith Tartar-Goddet et Marie-Claude Ischer proposent une formation de deux jours intitulée «La toute-puissance humaine dans l’Eglise. Les faits de violence sont là, j’en fais quoi?».
Infos: www.protestant-formation.ch.
Journée romande des Femmes protestantes
Les Femmes protestantes organisent leur rencontre annuelle pour la Romandie le samedi 18 janvier 2025 à Martigny sur la thématique des abus. Le titre provisoire est: «Présomption d’innocence – Quelle place pour la parole des femmes? Perspectives juridiques et ecclésiales».
Infos: www.femmesprotestantes.ch.