Même très connectés, les jeunes ne sont pas crédules
«Pendant longtemps, on a considéré – et on le dit encore parfois – que ce sont les jeunes les principales victimes, mais aussi les principaux propagateurs des théories du complot, à cause des réseaux sociaux. Or, même s’ils rencontrent peut-être plus souvent de telles théories, ma recherche montre que cela ne signifie pas forcément qu’ils y adhèrent, qu’ils sont crédules ou naïfs», insiste Sybille Rouiller. Dans le cadre d’une recherche de thèse soutenue l’an passé, elle a animé des débats en classe, conduit des échanges en petits groupes et des entretiens individuels auprès des élèves du secondaire en Suisse romande.
«J’ai vu beaucoup de jeunes critiques au sujet des théories du complot, qui réagissent face à des camarades qui tiennent des propos problématiques», relate-t-elle. «Je ne dis pas que les jeunes tombant dans les théories du complot n’existent pas, il y en a. Mais rien ne justifie la stigmatisation dont ils font l’objet, par rapport à d’autres générations. La pandémie a montré que cela touche aussi les adultes.»
Des différences entre générations existent: les jeunes et moins jeunes ne pratiquent pas les mêmes réseaux sociaux, et ne partagent pas les mêmes fils d'info: les centres d’intérêt sont différents d’une génération à l’autre et les algorithmes qui définissent quels contenus sont proposés à chaque utilisateur favorisent ce avec quoi on a davantage de chances d’interagir. Cela cachera donc tout un pan des opinions. «Il y a une partie de la jeunesse qui est déjà bien avertie: ils savent que les algorithmes existent; ils savent qu’il y a des gens qui mentent ou font des choses à des fins de marketing ou pour se faire remarquer. Ils parlent de ‹ceux qui veulent faire le buzz›. Bien sûr, ce n’est pas le cas de tous, mais je trouve qu’en la matière on est très exigeants envers les jeunes. On parle d’éduquer les jeunes et c’est bien, mais pourquoi ne parle-t-on pas aussi de faire de la prévention pour les adultes?»
Eduquer à la pensée critique et aux questionnements éthiques
«Je pense par exemple qu’un jeune aujourd’hui est bien plus conscient qu’un adulte plus âgé du fait que l’on peut trafiquer une image, changer des voix. Ils sont peut-être, pour certains, moins méfiants quand il y a un sentiment de proximité, d’identification. Un tiktokeur qui parle en direct créera un plus grand sentiment de familiarité qu’un scientifique qui parle au JT le soir. Il paraîtra plus lointain, et va susciter plus de méfiance.»
Ainsi, pour la chercheuse, exercer son esprit critique ne doit pas se limiter au «fact checking» «vrai/faux»: «Chacun ne dispose pas d’un laboratoire chez soi ou des connaissances nécessaires pour tout vérifier. A un moment, il faut aussi apprendre avec nuance comment travaillent les experts, les médias et les enseignants... rester critique sans verser dans un relativisme absolu ou le complotisme.» Elle invite aussi à questionner et problématiser une affirmation en termes d'enjeux et de valeurs: «Si l’on se demande en quoi un propos est problématique, en quoi il peut blesser, en quoi il pose des questions éthiques, on est finalement mieux armé pour réfuter les théories du complot.»
Pour aller plus loin
Pour approfondir cette question, Sybille Rouiller recommande la lecture de Grandir informés, Anne Cordier, C&F Editions, 2023, 344 p.
Ainsi que de sa contribution dans Former dans un monde en crise. Les didactiques des sciences humaines et sociales face aux transformations sociétales, Alphil, Presses universitaires suisses 2022 (référence complète sous re.fo/complot).
La thèse en bref
«Théories du complot» et adolescence: enjeux sociaux et didactiques. Analyse qualitative de discours d’élèves suisses romands et français, soutenue en mars 2022 à Lausanne.