Notre Père: la tentation de l’excellence

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Notre Père: la tentation de l’excellence

15 juin 2017
Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

Blaise Menu, modérateur de la Compagnie des pasteurs et des diacres de l’Eglise protestante de Genève revient sur la modification de la traduction liturgique du Notre Père.

Illustration: Le sermon sur la montagne, durant lequel Jésus à transmis le «Notre Père», Carl Bloch, huile sur cuivre, 1977

Cette fois, c’est confirmé: les catholiques romains prieront autrement le «Notre Père» dès l’Avent 2017. Plusieurs fois repoussée, la décision récente de l’épiscopat français d’adopter la nouvelle traduction liturgique attire sans surprise celle des évêques suisses. Que feront dès lors les protestants romands? Invoqueront-ils la version œcuménique standard qui prévoit toujours que Dieu ne nous «soumette point à la tentation?» On se réjouit déjà des palabres pour la Semaine de l’unité... Ou préféreront-ils prier qu’il ne nous «laisse pas entrer en tentation»? On n’a pas manqué de gloser sur ce changement, mais le jeu des atermoiements en vaut-il encore la chandelle?

En 2011 déjà, la FEPS avait argumenté de manière singulière pour ne pas entrer en matière, réfrénant ainsi toute velléité romande: du côté de l’exégèse, rien à dire pourtant, ou pas grand-chose; mais c’est la familiarité de l’usage qui l’emportait, et un attachement supposé à la formule reçue — comme si l’on ne pouvait que prier ces mots-là pour le reste du siècle. Pour une fédération d’Eglises qui prétendent oser la réforme continue, voilà une bien curieuse posture que celle de la force des habitudes et du recours à la tradition!

En cette année jubilaire, occasion de toutes les audaces, vitrine de toutes les prétentions, continuerons-nous de nous crisper devant l’offense d’une consultation un peu bâclée? Ou reconnaîtrons-nous que nous avons assez regimbé et fait montre de notre mauvaise humeur au partenaire catholique, qui l’a bien compris, pour laisser de côté nos sentiments revêches et ne pas nous complaire dans des tergiversations exagérées ou des vexations complaisantes? Les protestants français, il y a un an déjà, ont fait en synode national le choix d’une recommandation éclairée. Autrement plus minoritaires dans le rapport œcuménique que nous autres en Suisse romande, ils ont ouvert un chemin sensé et apaisant. Et par bonheur, ils ont pensé pour nous: voilà qui devrait nous faire gagner du temps, vu qu’il n’en reste guère.

Au bilan, on continue de s’interroger: aurait-on dû préférer un «Ne nous fais pas entrer en tentation», qui aurait fait écho à l’ancien (et non moins familier!) «Ne nous induis pas...»? Peut-être, et il est vrai que cette traduction serait plus juste — mais à tout prendre, la proposition adoptée est honorable et sera toujours moins douteuse que celle que nous nous coltinons depuis cinquante ans. Qui plus est, l’accent mis sur la responsabilité humaine n’élude pas la dramatique qui la porte vers le risque de désespérance — c’est l’enjeu de cette demande-là. Comme il en va pour d’autres lignes du Notre Père, et tout bonnement pour la Bible en soi, la clef de compréhension tient encore et toujours à l’éclairage partagé et porté en communauté sur le texte prié. Aurait-on pu reprendre le «pain de ce jour» pour le rendre «nécessaire»? Sans doute, mais l’actuel «de ce jour» reste plus accessible que le «suressentiel» cher aux Pères de l’Eglise. C’est peut-être un peu pauvre, mais ça n’empêche pas d’être efficace.

Aurait-on pu encore rendre le processus de remise des dettes plus abouti parce que déjà réalisé pour notre part («comme nous aussi nous avons remis...»)? Certes, mais la traduction au présent d’un verbe au passé continue de mobiliser le croyant dans une dynamique au lieu de l’installer dans un droit.

On le voit: traduction et fidélité continuent de filer une curieuse trame sur les ambitions de la justesse. A nous accrocher aux mots, comme nous savons si bien le faire, nous pourrions nous contenter d’attendre longtemps que la splendeur de la vérité éclaire enfin tout un chacun de notre lecture aboutie. Or l’œcuménisme, même lorsqu’il est maladroit, n’est pas là pour exténuer quiconque par la tentation d’une excellence désespérante à force d’être perfectionniste. Au lieu de cela, nous ferions mieux d’aller au rythme de l’Evangile — et pas de n’importe lequel, d’ailleurs. Contrariés, nous l’avons été, mais nous pouvons choisir de ne plus l’être. Forcés, nous le sommes, mais invités également à cheminer.

Dès lors, ces paroles du Christ, si proches du texte qui nous tourmente, prennent un écho savoureux: «Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.» (Mt 5,41). Il est temps, soit de se bouger, soit de remiser les slogans réformés avantageux — vous savez, ceux qu’on invoque pour mieux les oublier quand ça nous dérange. Sachons surtout nous réjouir de ce qui nous est donné.

Mon choix est fait. Il est serein et résolu. Quel sera le vôtre et celui de nos Eglises?

A lire

Le pasteur de l’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud Jean-Denis Kraege publie chez Cabédita sur les questions soulevées par cette sixième demande. Les questions du Dieu tentateur et de la résistance à la tentation y sont abordées dans un texte qui se veut accessible à tous.

red.

«Ne nous soumets pas à la tentation»
Jean-Denis Kraege
Cabédita, 2016, 96 pages, 22fr.