Jocabed Solano: «Les Églises doivent mieux écouter les voix des autochtones»
Jocabed Solano appartient au peuple Kuna (ou Guna) qui compte entre 20’000 et 50’000 représentants sur des îles au large du Panama. Cette doctorante autochtone, missionnaire au sein de l’organisme évangélique United Word Mission, est aussi à la tête de Memoria Indigena, association qui défend la culture autochtone en Amérique du Sud. Elle a réveillé l’assemblée du Conseil œcuménique des Églises lors de la plénière «Affirmer la plénitude de la vie», consacrée aux défis systémiques à affronter pour faire face aux injustices sociales et économiques.
D’une voix forte, la jeune femme a poussé une saisissante psalmodie, appelant les participants à se réveiller pour saisir les enjeux de la conversation en cours. «C’est ainsi que font mes grands-parents quand les participants à une discussion collective s’assoupissent», a-t-elle souri, sur scène, aux côtés d’une autre intervenante issue des îles Fidji.
Particulièrement sensible au sort des femmes autochtones, «parmi les plus vulnérables, mais aussi les plus invisibilisées» face au changement climatique, Jocabed Solano travaille au sein de sa communauté sur des questions de souveraineté alimentaire, de protection de la qualité du sol, et sur la création de tenues traditionnelles, «car l’art est aussi une manière dont les femmes défendent notre culture communautaire». Très souvent, les femmes autochtones sont particulièrement actives dans la protection des sols (80 % de la biodiversité mondiale est sous la responsabilité de 6 % de la population mondiale, souvent autochtone).
Sur scène, elle a expliqué en quoi la montée du niveau de la mer des Caraïbes va forcer son peuple insulaire à déménager, menaçant ainsi ses racines et son identité. Elle a notamment appelé l’assemblée à contrer «les narratifs mortifères, qui sollicitent la puissance, la cupidité. Parfois, on fait passer ces voix qui tuent comme les seules voix possibles.» Les autochtones attendent «pardon et repentir» des peuples riches «qui ont détruit la planète et opprimé des populations», estime-t-elle. «Dans le royaume de Dieu, la repentance c’est la réparation.» Ce n’est qu’après cette prise de conscience et cet échange «que nous pourrons célébrer ensemble et danser ensemble la plénitude de la vie».
Comment jugez-vous la qualité des discussions concernant les droits des personnes autochtones lors de cette assemblée?
JOCABED SOLANO Il y a des conversations, mais pas assez selon moi. La majorité des personnes ici n’est pas confrontée à la pauvreté des personnes autochtones et à la manière dont le changement climatique les atteint de manière spécifique. Les Églises doivent mieux écouter et comprendre ce qui se passe dans ces communautés. Cette réalité est importante à comprendre en tant que chrétien, parce qu’elle fait partie d’injustices transversales, qui sont dues à des politiques injustes ou à des comportements irresponsables de multinationales. Les Églises doivent comprendre ces interactions, elles peuvent jouer le rôle d’intermédiaires pour parler à ces gouvernements et à ces entreprises.
Il y a aussi un travail de déconstruction théologique à faire. Il faut écouter les intellectuels et théologiens autochtones. On parle de Luther et de Calvin, mais la pensée autochtone pourrait aussi fertiliser le travail du COE. J’attends de voir la déclaration finale qui sera publiée sur les peuples autochtones.
Qu’attendez-vous exactement comme travail théologique par rapport aux droits des autochtones?
La théologie est coloniale, elle part du système capitaliste, qui nous affecte tous. Se dire qu’on a tout ce dont a besoin parce qu’on est aimé de Dieu n’est pas suffisant: nous devons nous comprendre en relation avec les autres!
De plus, la théologie doit être pensée en rapport à la Création. Si nous séparons notre relation au sol, à l’humanité, elle reste anthropocentrée. Si on pense que nous sommes les seuls à être à l’image de Dieu, sans comprendre que les arbres le sont aussi, on n’a rien compris.
Enfin, cette théologie doit questionner nos relations au pouvoir. Ce que je fais affecte les autres. Le capitalisme nous fait croire que nous avons énormément de besoins… Mais comment mes besoins affectent-ils les autres? Tous les choix que nous réalisons dans notre quotidien (achats, vêtements, alimentation, loisirs) sont politiques parce qu’ils entraînent des injustices économiques pour d’autres.
Vous avez pu rencontrer d’autres personnes issues de peuples autochtones ici: est-ce que cette compréhension théologique est partagée, ou avez-vous découvert des nuances?
Oui, tout à fait, j’ai rencontré d’autres peuples autochtones sur les COP 25 et COP 26, où j’étais activiste, et nous partageons cela non seulement entre chrétiens, mais plus largement entre personnes autochtones. Par contre, lorsque des Églises ne se distancient pas du capitalisme qui enrichit certaines sociétés en Europe ou en Amérique du Nord, à partir d’extractions de matières premières dans des pays pauvres, c’est problématique. Cela donne l’image que les Églises soutiennent les injustices, que tout le christianisme est ainsi.
C’est votre première assemblée œcuménique, qu’avez-vous appris?
J’ai beaucoup échangé avec d’autres leaders. J’ai découvert des luttes issues d’autres contextes: au Brésil, en Asie, dans le Pacifique Sud avec les Maoris, au Canada par les Premières Nations, au Mexique… Cette diversité est incroyable. Les situations vécues dans chacun des cas ont parfois des causes différentes. Par exemple, en Indonésie, les populations vivent des déplacements forcés en raison de choix politiques. Mais les conséquences sont les mêmes que pour nous: des déracinements, des déplacements forcés.
Les femmes autochtones sont particulièrement impliquées dans le combat contre le changement climatique, elles ont été présentes ici sur scène et dans les discussions: estimez-vous que leurs voix, la vôtre, ont été correctement entendues?
Oui, nous sommes au premier plan, et nous avons été bien représentées ici… Mais quelle place avons-nous au quotidien dans les Églises? Nous sommes souvent sollicitées pour les échanges, les conférences, mais nous devons aussi être intégrées dans tous les organismes et instances de décision, pour ne pas réduire notre présence à un élément de folklore. Ce n’est pas que nous courons après le pouvoir, mais par principe nous devons être représentées dans ces lieux, avoir plus d’espace pour nous exprimer en général. Les personnes occidentales ont leur compréhension de la vie, mais il existe aussi une compréhension autochtone propre. Il y a un travail épistémologique à mener pour lui faire une place. Je rêve d’une Église qui inclut vraiment les femmes indigènes, parce qu’elles ont la capacité de transmettre ce narratif.