Dieu juge?

Tympan de Conques
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Tympan de Conques

Dieu juge?

17 juin 2024

On se représente facilement Dieu comme un juge. L'idée de jugement dernier est trompeuse à ce propos. Car dans le jugement dernier, c'est traditionnellement le Christ qui est juge. Les sculpteurs des tympans d'églises romanes ne s'y sont pas trompés. Michelangelo non plus. Reste qu'on reproche régulièrement au christianisme son dieu prétendument juge et donc culpabilisateur. Et l'on me rétorquera que si c'est le Christ et pas Dieu, cela revient au même en ce qui concerne notre culpabilisation. Du reste quand on parle du Christ n'entend-on pas Dieu le Fils ?

Libre de juger comme bon lui semble

Définir Dieu – avec certains textes de la Bible – comme notre juge ne tient pas la route. Si Dieu est Dieu, il est le Seigneur, maître de toutes choses et donc radicalement libre. Il est dès lors impératif, pour que Dieu soit respecté comme Dieu, qu'il ne puisse être réduit à ce que nous projetons sur lui. Si l'on pense qu'il est juge, il faudra aussitôt, pour respecter sa transcendance et donc sa liberté, dire qu'il est libre de juger comme bon lui semble. S'il est juge, il est libre de condamner comme de pardonner, voire même de suspendre son jugement. Dès lors on ne peut simplement partir sur l'adjonction de l'attribut « juge » au mot « dieu » pour affirmer que la religion est dans son essence culpabilisatrice, voire castratrice.

Notre besoin d'avoir un juge

Un tel discours spéculatif et objectivant sur Dieu ne nous parle pas de Dieu, mais de nous-mêmes. Il manifeste que ceux qui se figurent Dieu comme juge ont besoin d'un juge suprême. Peut-être sont-ils déçus par le jugement des humains et aimeraient-ils avoir une voie de recours ultime pour être enfin reconnus justes. Ou bien désirent-ils que, dans ce monde où la justice leur paraît si mal rendue, à la fin des temps un jugement définitif soit prononcé et que tout soit remis à sa juste place. Dans tous les cas que je puisse répertorier ou imaginer, il s'agit d'avoir un juge impartial qui rende une vraie justice alors que nos juges nous paraissent incapables de rendre cette vraie justice. Il existe un autre cas d'espèce : celui où l'on se représente Dieu comme juge pour pouvoir le rejeter avec d'autant plus de force que l'on ne supporte absolument pas de se reconnaître coupable. On justifie son athéisme en refusant ce castrateur patenté qui se fait un malin plaisir de faire peser sur notre nuque le joug de sa culpabilité dans le seul but de faire de nous ses esclaves. Je pense qu'on peut aisément considérer les romans de Kafka comme des réflexions qui vont dans ce sens.

Parole de pardon

Or au cœur du christianisme, il y a une parole non de jugement, mais de pardon. En Jésus, Dieu vient nous dire que nous avons une valeur infinie à ses yeux indépendamment de toutes nos fautes, de tout ce qui est susceptible de nous culpabiliser, de tout ce que nous pouvons nous reprocher ou que Dieu ou autrui peuvent nous reprocher. Dieu se présente dans cette parole comme un juge très partial. Il ne rend pas la justice au sens où nous l'entendons. Ils ne nous fait pas payer pour nos fautes. Il ne nous récompense pas pour nos bonnes actions. La parole qu'il nous adresse vient cependant répondre pleinement à ce que nous attendions ci-dessus d'un juge suprême. Il nous reconnaît justes là où les humains ne le font pas. Il nous déclare justes avant même que nous ayons commis quelque faute à son égard, à l'égard de notre prochain, à l'égard du monde dans lequel nous vivons, voire à l'égard de nous-mêmes. Ce faisant, il échappe aussi à tous les reproches que nous pouvons lui faire de se présenter comme notre juge pour nous écraser.

Quand la grâce révèle la faute et l'anéantit

Mais cette parole de pure grâce n'est-elle pas rendue nécessaire parce que nous sommes coupables ? Ne nous révèle-t-elle pas notre faute quand nous n'en sommes même pas conscients ? Si nous n'étions pas coupable, nous n'aurions effectivement pas besoin d'être pardonnés. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas en christianisme passer nos fautes par-dessus la jambe. C'est à un coupable que l'évangile annonce la grâce sans quoi il ne serait en prise sur rien. Mais il faut toujours se souvenir que, paradoxalement, le « juge » chrétien nous révèle notre culpabilité au moment même où il nous pardonne ce qui nous rend coupable. Dès que notre culpabilité nous est révélée ou confirmée – au cas où nous sommes conscients de notre culpabilité – elle est pardonnée, effacée, anéantie par la parole même qui nous la révèle ou nous la confirme.

De la difficulté de parler du péché

En christianisme, à la limite on ne devrait pas parler de notre faute à l'égard de Dieu – du péché – comme de nos errements à l'égard d'autrui ou du monde. Dès qu'on parle de nos fautes, il faudrait, en effet, immédiatement affirmer qu'elles sont effacées. Mais simultanément, il est indispensable de parler de nos fautes pour que la parole de pardon ait un retentissement. Alors, parce que nous ne pouvons pas tout dire simultanément, il faut constamment aller et revenir du pardon à la faute et de la faute au pardon, de l'évangile à la loi de Dieu et de sa loi à son évangile. Si on fait cela consciencieusement, le christianisme n'apparaîtra plus comme unilatéralement culpabilisateur. Il sera peut-être reconnu comme réponse bienvenue à toutes nos culpabilités.

Se juger soi-même face à la parole de grâce

Ici on me dira que Dieu est donc aussi un juge puisqu'il me révèle ma faute en ma pardonnant. Je préfère personnellement de loin ne pas parler de Dieu ou du Christ comme d'un juge. Je concède que de nombreux textes bibliques parlent du jugement dernier et font du Christ le responsable de ce jugement. Cependant ce jugement déconnecté de la grâce est très gênant. Il est même mal compris précisément parce qu'il n'est plus un jugement révélé dans l'offre gracieuse de pardon. Je préfère, parmi tous les témoins bibliques, la manière dont l'évangile de Jean règle ce problème du jugement face à Dieu. Il affirme que l'on est jugé ou mieux : que l'on se juge soi-même selon l'attitude que l'on adopte face au pardon que Dieu nous offre. Jésus peut ainsi affirmer : « Dieu ... n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauvé. Celui qui met sa foi en lui n'est pas jugé ; mais celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu'il n'a pas mis sa foi dans le nom du Fils unique de Dieu » (Jean 3,17-18) ou un peu plus loin : « Amen, amen, je vous le dis, celui qui entend ma parole et qui croit celui qui m'a envoyé a la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement, il est passé de la mort à la vie » (Jean 5.24). On se juge soi-même, positivement ou négativement, selon que l'on fait confiance ou ne fait pas confiance à la parole de pardon que Jésus est venue annoncer. Le Jésus matthéen dira à la fin de son sermon sur la montagne : « Ainsi, quiconque entend de moi ces paroles et les met en pratique sera comme un homme avisé qui a construit sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont précipités sur cette maison : elle n'est pas tombée, car elle était fondée sur le roc. Mais quiconque entend de moi ces paroles et ne les met pas en pratique sera comme un fou qui a construit sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont abattus sur cette maison : elle est tombée, et sa chute a été grande. » (Matthieu 7.24-27). Les paroles nous disant la grâce de Dieu, il suffit de se les approprier et donc de les « mettre en pratique » pour que cette grâce devienne réalité et que nos fautes soient effacées, sans quoi nous restons dans notre existence inauthentique, dans cette existence sur laquelle pèse le poids de notre culpabilité, dans cette existence dont l'avenir est fermé.

 

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