Pourquoi avoir peur du prosélytisme?

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[pas de légende]

Pourquoi avoir peur du prosélytisme?

11 décembre 2023

Nous sourions quand nous voyons nos amis français s'enfoncer toujours davantage dans les affres inhérentes à la défense d'une stricte laïcité ou même de ce qu'il convient de qualifier de religion laïque. L'interdiction de l'abaya à l'école a relancé le débat. L'argument principal : on ne veut aucun signe extérieur qui pourrait être une forme de prosélytisme. On est en droit de penser et de croire tout ce que l'on veut, mais il ne faut pas le montrer et surtout pas le proposer à d'autres comme une manière intéressante de comprendre sa vie. Comme la liberté d'expression est un droit accordé à tous par la constitution, on ne peut toutefois empêcher un croyant de défendre sa foi par des écrits, dans une émission de radio ou de télévision... En effet, personne n'est obligé de lire ce que j'écris ; tout le monde peut changer de poste ou de chaîne s'il ne veut pas entendre l'exposé de mes convictions. Par contre je n'ai pas le droit d'imposer mes opinions au regard de tous, même si c'est au moyen d'un vêtement qui n'a traditionnellement rien de religieux. Certes on ne peut (en principe) m'en empêcher dans la rue, mais, partout où l'état exerce son pouvoir : administration et écoles en particulier, on le fait.

Pour s'opposer à l'interdiction de signes religieux voyants, certains affirment que le port du voile ou de l'abaya n'est en rien une forme de prosélytisme. Il doit être autorisé au nom du respect de l'identité de chacun et de chacune. Imaginons cependant la situation suivante : une professeur de lycée ouvre une large discussion autour de l'interdiction du port de l'abaya. Elle arrive à convaincre ses élèves qu'une solution serait que toutes les filles de la classe ainsi qu'elle-même se mettent à porter un foulard et l'abaya tout comme le roi Christian X de Danemark avait porté une étoile jaune pendant l'occupation nazie et incité tous ses sujets à l'imiter afin de réduire à néant l'un des aspects des lois anti-juives. Après quelques instants de réflexions, certaines filles d'origine musulmane disent ne pas pouvoir être d'accord. On banaliserait ainsi leur identité. En faisant du voile ou de l'abaya une chose commune, on les empêcherait d'être fières de leur origine et de leur religion. Prosélytisme il y a donc, sous une forme légère, il est vrai.

Maintenant pourquoi ne veut-on pas que le prosélytisme puisse avoir lieu dans nos sociétés ? Cette question est valable aussi bien en France qu'en Suisse, même si c'est sous des formes quelque peu différentes. On n'a pas (encore?) interdit le voile ou l'abaya à l'école en Suisse, mais on y a interdit les minarets. A chaque fois on s'invente toutes sortes de raisons, meilleures les unes que les autres, pour endiguer le prosélytisme. Je n'en examinerai que deux.

Le plus souvent on entend qu'il s'agit de défendre notre civilisation, nos valeurs, nos traditions. Et pour faire bon poids, on ajoute que notre culture est quand même marquée par le christianisme. On ne va donc quand même pas se laisser islamiser ! Quand cela sort de la bouche d'individus qui ne mettent à 90 et bien quelques pourcents jamais les pieds dans une Eglise, qui n'envoient plus leurs enfants au catéchisme, qui ne savent pas davantage qu'un musulman – et peut-être moins – ce que contient la Bible, on peut se rire de cet argument. Par ailleurs notre civilisation est certes influencée par le christianisme, mais a aussi été déterminée par une multitude de cultures autres que la culture dite « chrétienne ». Elle est un melting pot assez inouï. Georges Dumézil nous a rappelé que nous sommes des indo-européens marqués par une triple fonction: la fonction du sacré et de la souveraineté, la fonction guerrière et la fonction de production et de reproduction. Notre langue, notre droit, notre philosophie sont gréco-romaines. Nous célébrons des fêtes celtes. Nos sapins de Noël sont germaniques. Nos représentations du paradis et de l'enfer ainsi que certains mots de notre vocabulaire (abricot, alambic, alcool, assassin, chiffre, coton, divan, douane, toubib, zéro et plusieurs dizaines d'autres) nous viennent de l'arabe... Avec la mondialisation et le développement inouï de nos moyens de communication, d'autres civilisations nous déterminent plus que jamais. Notre civilisation connaît, qu'on le veuille ou non, des mutations extrêmement rapides. Ce n'est pas en interdisant l'abaya, le niqab ou la burqa que l'on va empêcher notre civilisation occidentale de se transformer.

La seconde raison que l'on invoque pour interdire les signes religieux trop voyants et que j'aimerais évoquer ici réside dans la défense de la démocratie. Certes la démocratie occidentale est un bien précieux que la civilisation islamique ne connaît pas ou – disons – a beaucoup de peine à mettre en pratique, mais doit-on vraiment sacrifier les principes démocratiques au nom de la sauvegarde de la démocratie ? Or c'est ce qu'on fait en limitant la liberté de conscience et d'expression. Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'on aura interdit l'abaya ou la djelaba que la démocratie s'en portera mieux, elle qui est minée de l'intérieur par les partis nationalistes et identitaires qui sont les plus virulents défenseurs de la pureté de notre civilisation.

Ces deux arguments ne pèsent donc pas lourd. Appelons plutôt les choses par leur nom. Osons le reconnaître : nous faisons preuve de phobie. Nous sommes tout simplement islamophobes et/ou xénophobes. Nous avons peur des convictions que les autres nous montrent parce que nous n'avons nous-mêmes plus de vraies convictions, de vraies passions. Nos seules passions sont des passions frelatées pour l'accumulation d'argent et pour notre confort. Nous ne savons plus défendre que le libre commerce et la maximisation de nos aises. Nous sommes devenus spirituellement des mollusques, sans colonne vertébrale. Nous n'avons qu'une coquille protectrice, mais friable et manquons totalement de souplesse.

Si nous sommes tant attachés à la défense de notre civilisation, il est temps de retrouver et de défendre l'une des doctrines qui a effectivement contribué à son élaboration : le christianisme. Si nous sommes tant attachés à la démocratie, souvenons-nous que c'est un réformé militant, John Locke, qui est à l'origine des idées qui mèneront à la constitution américaine et à la déclaration française des droits de l'homme et du citoyen. Nous n'aurions pas peur de l'islam ni de l'étranger en général si nous étions des chrétiens convaincus. Nous oserions au contraire tenter non d'imposer, mais de partager nos convictions avec la jeune femme en abaya à côté de laquelle nous sommes assis dans les transports en commun ou avec l'ami de notre fille qui a été élevé dans une autre religion et une autre civilisation que la nôtre. Ce n'est pas tant à coup de lois et de règlements – même s'il en faut – que nous empêcherons notre civilisation et notre démocratie de disparaître, mais c'est grâce à nos convictions bien réfléchies et mises en pratique de manière conséquente.

 

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