«Les apocryphes ne sont pas que des historiettes. Ils peuvent être porteurs de théologies très profondes»
Propos recueillis par Joël Burri
Quel est votre matériau de travail comme spécialiste de l’histoire et de la littérature des premiers chrétiens?
Dans les sources qui permettent de reconstituer l’histoire, il y a, toutes les formes d’expression des premiers groupes de chrétiens. La représentation traditionnelle est qu’il y a d’abord le Nouveau Testament, c’est-à-dire ce groupe d’écrits qui ont été réunis dans ce recueil devenu canonique pour les chrétiens; et que viennent ensuite d’autres textes, les écrits «patristiques». Aujourd’hui, la plupart des chercheurs reconnaissent qu’il ne faut pas se limiter aux textes reconnus comme canoniques, voire les privilégier, mais qu’il faut travailler tous les premiers écrits chrétiens pour reconstituer l’histoire des premiers croyants en Jésus. Il y avait aussi d’autres évangiles, lettres, actes d’apôtres et apocalypses qui ont fini par être écartés du corpus canonique. En partie, cette littérature a disparu, mais ce qui nous est parvenu est extrêmement important pour comprendre la diversité et la richesse du premier christianisme.
Aujourd’hui, découvre-t-on encore des textes inconnus de cette époque?
Oui, cela arrive. Dans l’antiquité, c’était assez facile de faire disparaître un texte. Ils étaient copiés à la main, il suffisait de détruire les exemplaires et d’en interdire la copie. Ainsi il y a des textes dont on connaît les titres, mais pas le contenu, car ils sont cités par d’autres auteurs. Malgré tout, on retrouve des fragments, voire des œuvres complètes. Par exemple, en Egypte, on retrouve des papyrus qui se conservent sous le sable. Toutes sortes d’écrits: lettres privées, documents, textes littéraires, par des non-chrétiens et des chrétiens. Mais aussi des textes théologiques chrétiens. D’autre part, dans des régions plus marginales par rapport aux centres «orthodoxes», on retrouve des textes nouveaux. Cela peut arriver dans les monastères du mont Athos, en Grèce, ou alors en Ethiopie, en Arménie…
Votre domaine de recherche a-t-il connu des transformations durant votre pratique?
Oui, il y a des acquisitions à tous les niveaux. A partir du milieu du XXe siècle, il y a eu des découvertes spectaculaires de textes chrétiens et juifs. Mais surtout, il y a la prise de conscience que les textes canoniques, c’est-à-dire devenus normatifs, ne sont pas les seuls qui permettent de reconstituer l’histoire des premières communautés. A l’origine, il y avait une grande pluralité de positions et il est difficile aujourd’hui de se faire une idée de ce qu’était le premier christianisme, sans tenir compte de cette multiplicité.
Aussi, de nouvelles méthodologies se font le jour. On étudie les institutions chrétiennes en rapport avec celles de leurs contextes historiques. Par exemple, l’étude des formes associatives dans le monde Greco-Romain nous a permis de mieux comprendre le fonctionnement des premières Eglises.
Le colloque qui va avoir lieu en votre honneur a pour thème les réécritures. De quoi s’agit-il?
La Bible juive— devenue, à peu près, l’Ancien Testament des chrétiens— n’était pas encore close de manière rigide. Néanmoins, il y avait déjà des groupes de textes faisant autorité. Quand on voulait inscrire un phénomène présent dans une relation entre Dieu et Israël, ou entre Dieu et l’humanité, on le mettait en rapport avec les textes faisant autorité, puisque ces textes représentaient le modèle des relations entre Dieu et son peuple, ou entre Dieu et les humains.
C’est ce que l’on a fait aussi avec le Christ. Jésus était un prédicateur charismatique qui a été mis à mort. Pour affirmer que Jésus était l’envoyé de Dieu, ou le messie, il fallait déjà avoir un cadre d’interprétation. Il fallait attendre un Messie. Pour cela, on reprenait ce qui était écrit dans la Bible, et on l’interprétait comme prophétie relative à Jésus. Cette interprétation pouvait prendre la forme d’une réécriture des textes bibliques afin de leur faire expliciter cette signification.
L’exigence de se référer à des textes qui étaient déjà censés faire autorité a eu comme conséquence l’émergence de différentes stratégies de réécriture. Il est passionnant d’essayer de comprendre à quoi cela devait servir, comment cela a circulé et quels étaient les résultats que ces types de textes ont pu produire, ainsi que leur influence sur le christianisme ultérieur.
Parce qu’il y a des textes apocryphes qui, de fait, ont été adoptés par l’Eglise. Par exemple, tout ce qui concerne la jeunesse de la vierge Marie est entré dans la dévotion, la piété, la liturgie, la théologie et l’art. L’Eglise a écarté certains textes apocryphes, les jugeant hérétiques, mais elle en a de fait gardé d’autres, sans les étiqueter comme apocryphes. L’assomption de Marie est devenue un dogme, pour l’Eglise catholique. Mais les premiers récits d’une assomption de Marie sont apocryphes, et même relativement tardifs, fin du IVe siècle ou début du Ve.
Et pouvez-vous me dire quelques mots de votre leçon d’adieu?
Je travaille sur le thème de la miséricorde de Dieu depuis un certain nombre d’années. Je me suis donc dit que pour cette leçon d’adieu, j’allais prendre deux textes des origines chrétiennes qui mettent au centre ce thème. L’un est tiré d’un texte qui a servi de source à deux évangiles du Nouveau Testament (Matthieu et Luc) et qui a été perdu, mais peut être partiellement reconstitué. J’essaierai de montrer qu’une parole de Jésus transmise par cette source exige la pratique de la justice, de la miséricorde et de la confiance en la fidélité de Dieu parce que le ministère de Jésus précède la fin du monde présent, la miséricorde de Dieu précède donc son jugement.
Dans la deuxième partie, je prends un apocryphe, l’Apocalypse de Pierre. Jésus y décrit les peines de l’enfer, mais ensuite laisse voir qu’elles n’auront peut-être pas lieu. C’est une théologie audacieuse et profonde et un témoignage du fait que les apocryphes ne sont pas que des historiettes pour l’édification ou la récréation.
Quels sont vos projets pour votre honorariat?
J’ai des recherches en cours que je n’ai pas eu le temps de terminer en raison des engagements académiques. Entre les enseignements et les colloques, on court toujours un peu après le temps.
Je prépare, par exemple, un commentaire d’Ignace d’Antioche. Et je travaille à une édition d’un important ouvrage ancien contre les hérésies. Ces dernières décennies, la recherche sur les hérésies a de plus en plus mis en évidence qu’elles sont le produit d’une construction. A partir du IIe siècle, des institutions ecclésiastiques et leurs théologiens se sont efforcés de délimiter l’«espace» des interprétations acceptables de Jésus et de la foi chrétienne, dans une situation où celles-ci s’étaient multipliées et différenciées. Il s’agissait aussi de définir une «identité» des chrétiens en les différenciant des juifs et d’autres groupes. La mise à l’écart de certains groupes et doctrines comme «hérétiques» en y opposant la «vraie» Eglise est une composante de ce processus.