La pensée est source de liberté
L’obscurantisme est de retour, mais il prend de nouvelles formes constate Joël Burri, rédacteur responsable de Protestinfo.
Photo: CC(by-sa) harmish khambhaita
«La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère […], restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs [c’est à dire dans l’incapacité de se servir de son entendement] et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc. je n’ai pas besoin de me donner de peine. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.»
Cette citation pourrait nous être contemporaine, inspirée à la lecture de quelque média ou programme politique. Pourtant elle a été rédigée en 1783. En réponse à la question «qu’est-ce que les Lumières?», posée par un pasteur, le philosophe Emmanuel Kant répond par un texte dans lequel il présente le mouvement comme «l’émancipation de la personne humaine par la connaissance, l’autonomie intellectuelle étant le signe de la dignité de l’homme», comme le résume «Philosophie magazine» dans un hors série titré «Les Lumières face au retour de l’obscurantisme».
Penser est un travail ennuyeux et celui qui ne s’y adonne pas fait preuve de paresse et de lâcheté. Kant n’y va pas de main morte. Et pourtant je ne peux pas m’empêcher de penser à l’époque que nous vivons à la lecture de cet article. Commenter et partager des articles sur les réseaux sociaux sans en avoir lu davantage que le titre et le début du chapeau, n’est-ce pas de la paresse? Construire des systèmes politiques sur quelques slogans qui fustigent qui l’étranger, qui les banquiers, n’est-ce pas de la paresse?
Il ne fait aucun doute que je suis aussi paresseux et lâche que mes contemporains. Mais si je tente de faire la liste de ceux qui essayent de me bousculer pour me faire réfléchir ou douter, à n’en pas douter je ferai figurer les Eglises. Dès aujourd’hui, Pain pour le prochain et Action de carême m’invitent à mener une réflexion sur mon rapport à la terre et à la consommation. Il y a quelque temps, j’ai assisté à un culte, et la pasteure concluait sa prédication par «Dieu attend des hommes qu’ils fassent usage de leur intelligence!» Imposer une vérité toute faite au croyant n’est plus une pratique ecclésiale jugée normale, et c’est tant mieux! Quel retournement, quand on y pense, car si les penseurs des Lumières se sont déchirés entre matérialistes athées et déistes, tous avaient à cœur de libérer l’homme du pouvoir des «directeurs de conscience.»
Aujourd’hui, qui a pris le pouvoir sur nos vies? Les peurs irrationnelles exploitées par divers mouvements politiques; la peur de la maladie et de la mort, exploitée par une multitude de mouvements promettant santé et bien-être? Un rapport à la consommation dévoyé qui fait passer l’avoir avant l’être. Aujourd’hui encore, c’est en s’appuyant sur des faits et en laissant place à la réflexion plutôt qu’à l’émotion que l’on se libère de tout cela. Dommage que tout le monde trouve cela si ennuyeux!