Quant les valeurs chrétiennes s'opposent au discours économique

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Quant les valeurs chrétiennes s'opposent au discours économique

1 mai 2003
Dans un ouvrage récent, le théologien et philosophe Yvan Mudry dénonce une pensée économique qui s'est imposée comme l'unique clé de compréhension du monde
Selon l’auteur, le chrétien ne manque pas d’arguments pour entrer en dissidence avec une vision de l’homme incompatible avec sa foi. Rencontre. Univers symbolique sans cesse sollicité, l’économie est devenue une référence collective indépassable. « Comme si nos sociétés puisaient dans la réserve de sens d’une chanson de geste à la gloire de l’intérêt privé et du commerce, du leadership, des toutes les marchandises et de tous les services payants, en un mot : de l’argent ». Dans "Adieu l’économie", son second livre, le philosophe et théologien Yvan Mudry dénonce l’emprise d’un discours transformé en loi tyrannique.

Durant plusieurs années, l’auteur fut journaliste économique au Journal de Genève et à l’Agefi. « Mon expérience professionnelle dans ce domaine fut un peu le fruit du hasard, explique-t-il, et cela m’a amené à prendre du recul, à me demander ce qui se cachait derrière cette sorte de matrice narrative qui tord la vision commune de la vie et du monde, et qui se retrouve en filigrane dans de multiples livres, discours et jos_content de presse ».

Yvan Mudry part d’un constat : historiquement et culturellement daté, le discours économique se trouve aujourd’hui en constant décalage avec la réalité. Né dans un XVIIe siècle pauvre, à la société fermée et à l’Etat totalement inefficace, ce « récit » étend son emprise au siècle suivant, à l’époque des Lumières. La référence forte du christianisme laisse la place à une foi démesurée dans la raison et le progrès. « On pense que l’économie va devenir une science exacte, comme l’astronomie chère à Newton. Or l’économie est une vision du monde. C’est une théorie due à des penseurs imprégnés d’une certaine culture, pour comprendre des phénomènes qui se sont produits dans une région précise, à une époque particulière ».

§Hiatus grandissantAutrefois pauvre et cloisonné, l’Occident du XXIe est entré dans l’ère du commerce généralisé, de la surproduction et des menaces écologiques. Plutôt que de se demander comment enrayer la pauvreté, on s’interroge désormais sur la façon de faire consommer davantage. Du manque, nous sommes passé à l’opulence. « Dans nos sociétés, explique Yvan Mudry, les biens de consommation et l’argent abondent. Si ce n’était pas le cas, les crises de surproduction et les bulles spéculatives ne seraient pas si nombreuses. Et les grands efforts ne sont pas faits pour produire, mais pour vendre des services et écouler des biens devenus pléthoriques ».

Bref, pour l’auteur, une amnésie et une fascination collective poussent à appliquer les théories des pères de l’économie en ignorant l’ampleur des changements. Tout se passe comme si chacun fermait les yeux sur l’hiatus grandissant entre la confiance en des recettes dépassées et leurs conséquences de plus en plus néfastes : Ecosystèmes menacés, précarisation d’une partie de plus en plus importante des travailleurs, exclus de tous ordres. « L’économie m’apparaît comme l’une des dernières idéologies, la nouvelle référence commune de la réalité qui modèle notre compréhension des choses » .

Ce brouillage des sens favorise la standardisation des discours et des attitudes. Celui qui n’achète pas, ne se montre pas flexible, celui qui n’investit pas, se désintéresse de sa carrière ou de son image se trouve marginalisé, isolé. De manière diffuse, beaucoup ont bien le sentiment que tout cela ne tourne pas rond, mais « chacun peut dire : je n’y suis pour rien, il n’y avait pas d’autre solution ». On devient cynique, on doute des paroles comme des actes dans un « arrangement désabusé avec la réalité qui ne se préoccupe que du court terme. On se doute qu’intérêt privé et harmonie sociale ne vont pas de pair. On sait que la concurrence ne fait pas le bonheur et que la croissance n’est pas un but en soi. Qu’importe, on continue ».

§La résistance s'organiseHeureusement, souligne Yvan Mudry, la réalité résiste. Un nombre grandissant d’habitants des pays développés n’accepte plus docilement la tyrannie matérialiste. « Aujourd’hui comme hier, l’expérience enseigne que tout n’est pas une marchandise qui s’achète et se vend. L’amour, la fidélité, la compassion ne sont pas à vendre, pas plus que la santé, l’intelligence ou le bonheur. Chacun le sait au fond de soi : l’opportunisme ne permet pas d’expliquer jusqu’au bout tous les actes humains ».

Face à la violence de cette espèce de « religion primitive », le chrétien doit - avec d’autres - faire dissidence en rappelant que nous ne sommes ni des « marchands », selon le mot d’Adam Smith, ni des marchandises, mais des êtres humains qui parfois peuvent donner plutôt que vendre. « La quête personnelle du profit, l’apologie de l’individualisme me paraissent injustifiables pour le croyant, note Yvan Mudry. La suspicion à l’égard de la richesse fait partie intégrante d’une vision du monde centrée sur le don ou la grâce. Dieu donne gratuitement lorsqu’il crée, perpétue la vie et qu’il sauve ». Le chrétien ne saurait donc souscrire intégralement au credo économique sans renier certains éléments-clés de sa foi. Et sa critique doit être d’autant plus assurée « qu’il n’est jamais seul dans sa lutte contre l’injustice et la souffrance, mais toujours membre d’une communauté ».

§UTILE

Yvan Mudry, Adieu l’économie, Labor et Fides