Islam: le voile pour victoire politique
Chantal de Rudder n’en revient pas quand sa petite-fille, dans une boutique de jouets parisienne, répond tout-de-go à sa moue désapprobatrice à la vue d’une vendeuse en hijab:« Elle a le droit, c’est sa religion. Elle est obligée», lui assène la gamine. La grand-reporter française d’origine tunisienne, rédactrice en chef du Nouvel Observateur pendant de longues années, se souvient alors du voile de sa grand-mère, juive tunisienne, et sait pertinemment qu’il ne s’agit que d’une coutume patriarcale très récemment réempruntée par l’islam politique, «légitimé par une reconfiguration rigoriste du Coran».
De cette nouvelle hégémonie du voile, elle retrace les composantes historiques et politiques dans Un voile sur le monde, qui paraît actuellement aux Éditions de l’Observatoire. Dans ce livre très complet «d’amour et pas de haine», qui dépeint ses nombreux voyages journalistiques dans les principales nations musulmanes, Chantal de Rudder se questionne sur le pouvoir de ce voile, porté de façon ostentatoire et parfois même devenu accessoire de mode en Orient comme en Occident. Ce voile aboli dans les années 1930 en Iran, avant de devenir obligatoire sous peine d’emprisonnement, en 1979, sous l’ayatollah Khomeini.
Selon Chantal de Rudder, celui-ci a été gagné, comme d’autres dirigeants musulmans, par le pouvoir de sectes musulmanes, les Frères musulmans en tête, dans une haine contre l’Occident et le colonialisme. Faisant état de notre crispation occidentale à reconnaître le voile comme autre chose que l’émanation d’une liberté religieuse, la journaliste, avec ce livre ultra documenté, veut rétablir ce que le voile serait véritablement: un instrument de pouvoir moderne, une tradition «inventée et frauduleuse». Interview.
Quel est le point de départ de ce livre?
Petite fille, j’ai grandi en Tunisie. J’y ai vu la fin du voilement, et aujourd’hui je le vois réapparaître, mais pas sous la même forme. Il ne veut donc pas dire la même chose. Il n’est pas une tradition, mais raconte au contraire une rupture. À l’occasion d’un film que je devais faire sur l’affaire de la crèche Baby-Loup en 1991, où une jeune éducatrice portant le foulard islamique avait été licenciée, j’ai mis ma casquette de reporter et je me suis rendue dans la banlieue en question. Ce que j’ai vu, ce sont des voiles noirs comme s’il en pleuvait, et des jeunes gens qui m’expliquaient que leurs parents ne pratiquaient pas le vrai islam. Que l’islam pur était l’islam radical.
Vous écrivez qu’un des plus grands faisceaux historiques qui va diffuser le port du voile est son obligation par la loi iranienne, en 1979.
En effet. Alors qu’ailleurs le voile est un moyen militant d’affirmation de son islamité, en Iran le hijab devient partie intégrante de l’État de droit. Cela a conféré au voile une modernité toute nouvelle. Auparavant, le voile était presque ringard, car dans les années 50, les pays musulmans étaient occupés à leur «européanisation». Avec cette loi sur le voile, l’Iran a souhaité effacer une domination idéologique de l’Occident. Ainsi, le voile devient un symbole de gagnants, un symbole de fierté qu’on semble avoir retrouvée. Se cacher sous ce bout de tissu est devenu l’affirmation d’un droit à la liberté cultuelle et culturelle.
Selon vous, la guerre que fait Saddam Hussein à l’Iran, en 1980, a des répercussions sur ce nouvel ascendant. Pour quelles raisons?
Oui, car le clergé profite de prohiber toute coquetterie à ce moment-là. Les femmes sont désignées comme responsables de l’inconduite des mâles et la question du voile devient une véritable obsession, un symbole du patriotisme. Cette guerre va donner un pouvoir définitif
aux ayatollahs. Pendant qu’elle dure, on a besoin de bras, les hommes meurent... Khomeini se sert donc du fait qu’on a besoin d’envoyer les femmes travailler pour imposer le voile. Cela change tout. Le voile, qui était interdit pendant le règne du shah dans les administrations, devient l’objet d’une véritable orthodoxie. La révolution islamique est en marche, et Khomeini va se servir du voile comme de la pierre angulaire de son nouveau régime.
Une autre des grandes influences est celle des Frères musulmans…
Beaucoup d’entre nous ont vu la vidéo du colonel égyptien Nasser en 1953, qui raconte sa rencontre avec le conseiller général des Frères musulmans, dont la première demande est de faire que chaque femme qui sorte dans la rue soit munie d’un voile. Cela provoque l’hilarité de Nasser ainsi que celle de son public, ce qui montre bien comment on avait sous-estimé l’enjeu de cette revendication. Le hijab préconisé par les Frères musulmans devient un moyen de soutenir un nouvel islam de la charia, celle-ci étant alors réclamée comme Constitution. Le voile est donc également un moyen de propager leur vision d’un islam salafiste.
Mais n’est-il pas tout de même concevable, pour vous, que certaines femmes portent le voile sincèrement pour des raisons religieuses?
Mais il n’y a pas de religion, dans le voile. Vous ne le trouverez pas dans le Coran. Est-ce qu’elles croient vraiment que le voile fait partie de leur religion? Est-ce qu’elles veulent le croire? J’ai infiltré un groupe de décoloniaux islamiques. Ce courant est d’ailleurs en train de prendre toutes les universités du monde. Dedans, j’avais tous les jours un cours de féminisme islamique. La femme qui me faisait cours, qui est une grande savante et théologienne, disait elle-même comme tous les cheikhs que le Coran n’oblige en rien à porter le voile. Et pourtant, elle le portait.
De là à affirmer, comme vous le stipulez dans votre livre, que voile et terrorisme vont ainsi toujours de pair?
Je dis que les exportateurs de terreur sont les mêmes que ceux qui ont contribué à l’extension du voile. Pour moi, blasphème et voile sont le couple moteur contre l’Occident. C’est un duo, car on invente ces deux concepts la même année. C’est en 1989 qu’a lieu l’affaire des foulards de Creil (exclusion de trois lycéennes refusant d’ôter leur voile, ndlr.) et l’affaire Salman Rushdie à Londres. On voit bien que les choses bougent à partir de ce moment-là. Quand il se prononce contre l’écrivain Rushdie, Khomeini sait qu’il a là un véritable cheval de Troie: il a compris que l’Occident ne serait jamais aussi virulent en retour contre l’islam. En lançant une fatwa de mort contre l’écrivain à cause des Versets sataniques, il a rendu possible la résurgence du concept de blasphème. Celui-ci a d’ailleurs fait du chemin depuis, et est parfois devenu «atteinte aux sensibilités religieuses blessées». Khomeini a ainsi œuvré pour la crispation de l’identité communautaire
La peur de l’amalgame qui nous gouverne aujourd’hui nous rend-elle impuissants?
Oh, elle a bon dos, la peur! Moi je parlerais de peur tout court. La terreur est faite pour terroriser. C’est ce que Khomeini avait compris, que nous ne saurions pas répondre. Et qu’au nom de la tolérance nous allions accepter l’intolérance. En France, on disait «arabes» quand on parlait de Tunisiens ou d’Algériens. Ensuite, on a parlé de «maghrébins», puis de «beurs», mais maintenant on ne parle globalement plus que de musulmans. Comment sont-ils passés du géographique au religieux? C’est fou. Ils se sentent comme faisant davantage partie d’une communauté religieuse que d’un pays. Et ça, c’est une très grande réussite de Khomeini et des Frères musulmans. Mais si aujourd’hui on arrive à permettre à ceux qui ne veulent pas être radicalisés d’être avant tout Français ou Suisse, et musulmans par ailleurs, alors nous aurons gagné à notre tour.
Que pensez-vous d’une initiative, comme celle du 7 mars prochain en Suisse, en faveur de «l’interdiction de dissimuler son visage»?
En France, on a banni tous les signes religieux ostentatoires, mais on ne parle que du voile. La burqa, dont on parle plus précisément avec une telle loi, est interdite, elle, dans d’autres pays. Notre conception occidentale de tolérance nous permet donc de l’interdire, mais pour des raisons qui ne sont pas religieuses. On ne peut l’interdire que de la façon dont vous le faites en Suisse, en parlant de dissimulation du visage, et pas autre chose.