Comment l'animal est devenu un individu

©Pierre Bohrer
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©Pierre Bohrer

Comment l'animal est devenu un individu

Histoire
La présence de compagnons à quatre pattes existe dans toutes les sociétés humaines, cette relation varie toutefois beaucoup d’une culture à l’autre et d’une époque à l’autre.

En France, en 2018, 59,7% des possesseurs de chien et 49,5% des possesseurs de chats considèrent leur animal comme faisant partie de la famille, selon une étude (Kantar-TNS) menée par une association de fabricants d’aliments et citée par l’historienne des sciences et de l’environnement Valérie Chansigaud dans son Histoire de la domestication animale (Delachaux et Niestlé 2020). Des chiffres qui ne surprennent pas Marie-José Porchet, vétérinaire à Chêne-Bougeries (GE). «Les chiens et les chats ont des rôles différents dans une famille. Beaucoup disent, ou ne sont pas loin de le dire, ‹C’est mon bébé› ou ‹Il a la même place que mon enfant!› C’est particulièrement vrai chez les propriétaires les plus jeunes», poursuit-elle. «Chez les personnes âgées, c’est une autre histoire! Certains jours, l’animal peut-être le seul être à qui l’on a parlé. Et puis les chiens, ça oblige à sortir, à bouger. Ça crée des liens sociaux: on adresse plus facilement la parole à quelqu’un qui a un chien», énumère la spécialiste. «Je suis sûr que cela a un réel impact sur la santé des personnes âgées. D’ailleurs, pour moi, c’est toujours particulièrement bouleversant quand je dois euthanasier le chien d’une personne âgée qui ne pourra pas reprendre un nouveau compagnon. J’ai l’impression d’enlever à ces personnes ce qui les faisait encore se mobiliser.» La spécialiste se réjouit d’ailleurs qu’un nombre croissant d’EMS accueille des animaux: «dans ce cas on va voir des animaux dont on vous dira, ‹c’est le chien de madame untel, mais tout le monde le caresse». L’historien Eric Baratay (Univ. Lyon III) met toutefois en garde contre le cliché de la «mémère à chien». «En réalité l’animal n’est pas un substitut, c’est un complément et c’est pour cela que ce sont les familles à enfants – et même souvent avec beaucoup d’enfants – qui ont le plus d’animaux de compagnie», a-t-il déclaré au 19:30 de RTS (23 décembre 2019).

Une affaire culturelle

Le nombre d’animaux de compagnie dépasse probablement le milliard d’individus, selon Valérie Chansigaud qui reconnaît qu’on ne dispose à leur sujet que «d’informations partielles et imprécises.» Citant les chiffres de 2017 d’une organisation professionnelle, la chercheuse constate: «Il s’agit d’un important secteur économique puisqu’il représente en Europe environ 36,5 milliards d’euros, dont 20,5 milliards d’euros pour la seule nourriture, et 900 000 emplois, dont 200 000 vétérinaires, environ.» Elle note toutefois que l’étude de la relation entre humains et animaux est rendue difficile par le fait que c’est un «sujet éminemment culturel comme en témoignent les différences de proportions de chats et chiens d’un pays à l’autre: Les chats sont trois fois moins nombreux en Espagne qu’en France; les chiens sont trois fois moins nombreux en Suisse et en Autriche par rapport à la République tchèque voisine (…)»

Anthropologue à l’Université de Neuchâtel, Claudia Dubuis prépare notamment un cours sur les relations entre hommes et animaux pour Connaissance 3 à Lausanne (voir encadré). «Je me suis intéressé à l’animal politique», explique-t-elle. «La place de l’animal en général, pas seulement l’animal de compagnie, a beaucoup évolué ces dernières années. C’est l’objet de recherche sur lequel j’ai le plus changé d’avis depuis que je suis chercheuse», plaisante-t-elle. Elle rappelle, suivant les thèses de Christophe Traïni (voir encadré) que «les premières sociétés de protection des animaux voient le jour en Angleterre à la fin du XIXe siècle. Des animaux errants envahissaient les villes et devaient être tués. Par ailleurs, les premiers mouvements de la cause animale se sont émus scandalisés contre des formes d’abattage de bétail dans les rues avec l’idée que cette démonstration de violence engendrait de la violence dans la société.» Elle poursuit: «c’est dans une deuxième phase qu’une forme d’attendrissement s’est produite. La défense des animaux a alors été portée par des femmes qui se sont probablement identifiées à ces animaux dominés et enfermés.»

Un divertissement bien humain

Paradoxalement cet «attendrissement» grandissant pour des individus particuliers (les animaux de compagnie) se produit au moment même où le rapport au reste des animaux domestiques se dérégule: ils deviennent de simples produits de consommation. «Il peut paraître surprenant que la consommation de viande, omniprésente dans notre monde moderne, n’a jamais été quelque chose comme allant de soi. Partout, la mise à mort des animaux et leur consommation ont été des pratiques strictement soumises à des règles sociales et pas seulement religieuses», écrit Valérie Chansigaud. «Il est intéressant de souligner que l’augmentation de la consommation de viande au XIXe siècle s’accompagne de divers phénomènes qui témoignent de l’évolution de la place réservée aux animaux domestiques (…) Il ne faut pas y voir une relation de cause à effet, mais le résultat d’un ensemble de facteurs socioculturels comme l’augmentation du niveau de vie (qui donne accès à la viande), l’urbanisation croissante (qui contribue à penser autrement le rapport à l’animal) et l’importance de l’idéologie libérale (valorisant le réformisme moral, la défense animale n’est qu’une cause parmi bien d’autres)», analyse l’historienne.

«Si les animaux de compagnie apparaissent, chez nous, comme des substituts d’enfants, c’est dans un sens, non pas démographique, mais pédagogique pourrait-on dire: ‹Dans l’élevage d’un animal familier, l’homme teste sa capacité éducative de façon analogue à la manière dont il interroge son statut d’éducateur parental au travers des réactions d’un enfant à son égard.› En d’autres termes, ce que nous aimons dans nos animaux de compagnie c’est leur dépendance et l’image d’être supérieur, tout-puissant que celle-ci nous renvoie de nous-même», avance l’ethnologue et anthropologue Jean-Pierre Digard citant le sociologue Paul Yonnet dans L’homme et les animaux domestiques. «Pour accéder pleinement à leur statut d’intime de l’homme, ces animaux doivent être entièrement disponibles pour l’homme, ne servir à rien d’autre qu’à sa compagnie», complète Jean-Pierre Digard.

Pour aller plus loin

Des lectures

Histoire de la domestication animale, par Valérie Chansigaud, Delachaux et Niestlé, 2020.

La cause animale 1820-1980, par Christophe Traïni, PUF, 2011.

Le point de vue animal, par Eric Baratay, La Seuil, 2012.

Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement), par Franck Dubois, éditions du cerf, 2019.

Le salut des animaux dans un contexte chrétien, par David Glough, traduit par Alain Thomasset, in «Revue d’éthique et de théologie morale n° 306», juillet 2020.

L’homme et les animaux domestiques, anthropologie d’une passion, par Jean-Pierre Digard, Fayard 1990. 

Des conférences 

• «Les relations entre hommes et animaux sous le regard de l’anthropologie», Claudia Dubuis, Dre en anthropologie, Connaissance 3 l’Université des séniors quatre rencontres du 14 janvier au 4 février 2021. www.pin.fo/relations.

• «Enquêter avec d’autres êtres», cycle de rencontres avec la philosophe Vinciane Despret, proposé par l’UNIL et le Théâtre de Vidy entre le 31 octobre 2020 et mars 2021. www.pin.fo/enqueter.

Des émissions 

• «Vivre avec les animaux», quatre épisodes de LSD, la série documentaire, du 7 au 10 septembre 2020 sur France culture. www.pin.fo/seriedoc.

• «L’homme et l’animal», Egosystème du 12 septembre 2020 sur RTS La première. www.pin.fo/egosysteme.

Un culte

• Une captation de la cérémonie religieuse avec les animaux du 12 septembre 2020 est disponible sur YouTube. www.pin.fo/reussilles