Retraite des femmes: la grande désillusion
Agathe* vient tout juste d’avoir septante ans. Bien qu’elle soit à la retraite, elle travaille encore une cinquantaine d’heures par mois en tant que vendeuse dans un kiosque.
«Je fais surtout cela pour garder une activité qui me fait du bien au moral. Je pourrais me débrouiller sans ce revenu complémentaire, mais je dois dire qu’il est tout de même le bienvenu.» Mère de deux enfants, elle a divorcé à l’âge de cinquante-cinq ans et a dû trouver un emploi. N’ayant jamais travaillé de sa vie auparavant, elle touche actuellement l’AVS et bénéficie d’un capital issu du 2e pilier de son ex-mari, dans lequel elle pioche régulièrement: «Je l’ai déjà quelque peu entamé. Il faut dire qu’avec mon AVS d’environ 2000 francs par mois, vous n’allez pas bien loin. Une fois que vous avez payé le loyer, l’assurance maladie et les factures courantes, il ne vous reste plus grand-chose», ajoute-t-elle. Pour limiter les frais, elle a emménagé dans un appartement plus petit. Elle envisage également de se séparer de sa voiture si sa situation financière devenait plus difficile. Pour l’instant, elle ne compte pas arrêter de travailler: «Je suis encore relativement en bonne santé. Si ma patronne veut encore de moi, je pense bien continuer cette activité quelques années.»
Gérer l'urgence
Quand elle arrive en Suisse en 1998, Luiza* débarque d’Amérique latine avec une fille de 14 ans et un petit de deux ans. Là-bas, cette assistante comptable qui avait aussi son propre business espère un avenir meilleur pour ses enfants. Après des mois de conflit avec son époux, elle se retrouve seule avec ses deux enfants et trouve de petits emplois comme aide ménagère. «C’était une période difficile. Je gagnais 2200 francs par mois.» Pendant 10 ans, elle garde cet emploi auprès de différents patrons: « Dès que la confiance était là, je leur demandais de me déclarer, même pour les tout petits boulots.»
A cette époque, impossible de se faire un bas de laine, elle apprend à raisonner «en degré d’urgence»: elle règle en priorité le loyer, les assurances et les factures indispensables. «Pour la nourriture et les besoins quotidiens, j’avais toujours peur de savoir ce qu’on allait pouvoir manger. On développe une mentalité de survie», explique sans fard cette femme de 53 ans, bien maquillée, derrière une tasse de thé.
Amertume
Jamais de vacances, jamais de repos. Elle ne compte pas ses heures de travail. Au point qu’elle tombe malade en 2008. Une hernie discale, qui est le point de départ à partir duquel elle entame une nouvelle étape professionnelle. Elle garde une amertume certaine lorsqu’elle songe à cette période.
«Nous les femmes, on prend plus en charge la responsabilité de tout le foyer. J’aurais voulu partager la charge financière avec mon ex-compagnon, mais il n’envisageait que la vie à deux, alors que je souhaitais me séparer. Il m’a harcelée, suivie, menacée au début. Il a pris en otage mon fils pendant un an. J’ai dû contracter un prêt pour payer son billet afin de le faire revenir en Suisse.» Aujourd’hui, sa situation est régularisée, elle travaille comme traductrice et médiatrice culturelle. Luiza a eu un troisième enfant, s’est remariée, mais ne travaille toujours pas à 100%. Et reste consciente que les années de cotisations «manquées», du fait de son arrivée tardive en Suisse, de ses années de travail au noir ou de sa maladie, lui feront défaut une fois la retraite venue.
Minimum vital
«Je trouve très frappant que en Suisse, 42% des femmes n’aient que l’AVS pour vivre lorsqu’elles arrivent à la retraite», précise Corinne Schärer, responsable du syndicat UNIA pour la grève des femmes de juin prochain. Cette situation découle du fait qu’elles travaillent souvent à temps partiel et touchent de bas salaires. Pour rappel, la cotisation au 2e pilier n’est obligatoire qu’à partir d’un revenu annuel de 24 000 francs. «Une des principales revendications de la grève des femmes est une augmentation équitable des salaires des femmes, ce qui aura une incidence directe sur leur revenu à la retraite», ajoute Corinne Schärer.
«Actuellement, les prestations de l’AVS de base se situent en dessous du minimum vital d’existence», complète Regula Bühlmann, responsable des questions d’égalité des sexes auprès de l’Union syndicale suisse. Pour elle, il serait plus que nécessaire de renforcer l’AVS pour offrir une retraite digne à toutes les personnes qui ne bénéficient pas d’autres revenus.
Du côté de Pro Senectute Arc jurassien, les femmes font nettement plus appel que les hommes au service de consultation sociale. «Nous sommes moins confrontés à des cas qui découlent d’un divorce qu’auparavant. Le nouveau droit matrimonial qui règle un partage équitable de la prévoyance clarifie bien les choses», souligne Gérard Bonvallat, directeur adjoint et responsable de la consultation sociale. Il observe une nouvelle problématique: «Nous avons un nombre croissant de femmes qui n’étaient pas mariées. Elles ne bénéficient d’aucune protection.» Sauf arrangements spécifiques, elles ne peuvent pas prétendre aux prestations vieillesse de leur conjoint en cas de décès ou de séparation.
L’AMBIGUÏTÉ DU TEMPS PARTIEL
ÉTUDE Afin de concilier vie professionnelle et vie familiale, une grande partie des Suisses ont recours au temps partiel. La plupart du temps, ce sont les mères qui réduisent leur taux d’occupation pour s’occuper de leurs enfants. Bien que cette solution soit très appréciée, elle a un impact direct sur le niveau des prestations vieillesse souvent négligé par les personnes concernées.
Selon une étude*, les femmes ayant des enfants rencontrent des obstacles majeurs à l’emploi à plein temps ou à temps partiel élevé. Cette situation est due en partie aux normes sociales — voir p. 14-15 — ainsi qu’à des phénomènes institutionnels. La Suisse est notamment l’un des pays développés qui dépense le moins d’argent public pour les politiques familiales, en particulier pour la prise en charge de la petite enfance.
L’étude démontre également que le «réflexe» du mariage reste très ancré en Suisse lorsque les parents ont des enfants. Quant aux couples non mariés qui deviennent parents, ils recourent moins au temps partiel. Un divorce ou une séparation fait accroître le taux d’activité des mères de façon très marquée, les besoins financiers augmentant d’environ 30% par rapport au ménage d’origine. Paradoxalement, cela a une incidence positive sur les cotisations vieillesse.
Dans sa conclusion, le rapport souligne qu’il serait important de rendre les générations qui entrent sur le marché du travail sensibles à cette problématique afin qu’elles puissent concilier vies professionnelle et familiale en toute connaissance de cause. Un emploi à temps partiel qui se situe entre 40 et 60% limite le risque de se retrouver démunie une fois arrivée à la retraite. N. M.
EN SAVOIR PLUS SUR LES INÉGALITÉS DE GENRE
Dans la tête de… un macho
Une émission de la RTS qui décrypte les mécanismes de la domination masculine. On y entend de nombreux spécialistes suisses. www.pin.fo/macho, 52 min.
Female Pleasure
Ce documentaire de la Suisse Barbara Miller (2018) suit cinq femmes qui dénoncent la répression du plaisir féminin dans leurs traditions respectives.
Les couilles sur la table
On présente souvent La Poudre comme le podcast féministe par excellence. Pourtant LCST (pour les intimes), animé par Victoire Tuaillon, interroge ce qui est aujourd’hui remis en question : les masculinités.
Lettres sur l’égalité des sexes
On peut grandir dans une communauté protestante et critiquer sa tradition. C’est ce que font, au XIXe siècle aux Etats-Unis, Sarah et Angelina Grimké. Elles développent un argumentaire théologique pour défendre tant les droits des noirs que ceux des femmes.
Lettres sur l’Egalité des sexes, Sarah M. Grimké, Labor et Fides, 2016.
Ni Eve ni Marie
Comment comprendre l’implication des femmes dans des traditions qui les ostracisent ? Une excellente série de recherches. Ni Eve ni Marie. Luttes et incertitudes des héritières de la Bible, Françoise Lautman, Labor et Fides, 1998.
Le féminisme
«On ne naît pas femme, on le devient», «nos désirs font désordre»: ce précis revient sur la construction des luttes féministes à travers sept slogans. Le Féminisme, Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu, Le Lombard, 2016.
Service égalité de l’Unige
Ce n’est un secret pour personne: le service égalité de l’Unige, dirigé par Brigitte Mantilleri, est une véritable référence, et son site regorge de ressources.