Kosovo, Burundi, Venezuela… L’ouvrage et l’exposition de Nicole von Kaenel ne se limitent pas à aligner dix parcours de femmes. A travers le récit de chaque existence, c’est l’histoire de dix familles, dix époques et situations politiques qui sont finement analysées. En creux, un morceau de l’histoire contemporaine de la Suisse est mis en perspective. Chaque témoignage est complété par des cartes, des statistiques et des analyses de spécialistes de la coopération et du développement. Philippe Wanner, professeur de démographie à l’Université de Genève, spécialiste des migrations internationales en Suisse, a veillé à la qualité académique de l’ouvrage. L’idée était d’inscrire chaque migration individuelle dans un phénomène global: conflit au Kosovo, guerre civile, répression politique, pauvreté endémique…

Comment est né le projet?

A la suite d’une chute, j’ai rédigé un premier ouvrage sur les proches aidants. Sur huit témoignages, cinq provenaient de femmes issues de la migration, qui tenaient parfois des propos incisifs sur la Suisse. Elles ont des choses à dire, mais sont encore trop souvent invisibilisées! Il me semblait qu’il fallait les écouter.

Migration: voix de femmes est un livre complet. Mais la dimension incisive y reste timide…

Six femmes sur les dix interrogées ont évoqué le racisme qu’elles ont subi ici et ont voulu supprimer ces passages au moment de la correction des épreuves. Je n’ai alors pas pu m’opposer à elles: elles restaient inquiètes, craignaient toujours le regard des autres. Mais nous avons depuis présenté l’exposition dans de nombreux endroits, et à chaque inauguration elles se sentent plus à l’aise pour prendre la parole. Désormais, elles disent tout haut ce qu’elles ont subi.

C’est-à-dire?

Toutes ont été obligées de migrer dans l’urgence: elles ont dû quitter leur pays en raison d’un danger immédiat pour elles ou leur famille. Elles sont reconnaissantes que la Suisse les ait accueillies, d’avoir eu accès à un logement. Mais elles se rendent compte aussi du regard de la population, de la difficulté du système d’accueil… Avec Zaira, pasteure venue du Venezuela, je suis allée voir la chambre de 7 m² qu’elle occupait à son arrivée avec son mari, pasteur aussi, la cuisine commune, détruite par un incendie. Elle dit: «C’était affreux d’être dans cet endroit… Mais encore plus affreux d’être au Venezuela.» Il y a un accueil, mais parfois il n’est pas si formidable que cela.

Vous avez effectué un travail poussé sur le contexte, pourquoi?

On a voulu marier l’émotion du témoignage à une forme de connaissance. La presse évoque beaucoup de chiffres, mais on ne peut pas en faire grand-chose. De plus, les politiques changent, l’accueil est différent selon les époques et les situations. C’était une volonté aussi de répondre à l’accusation de «deux poids, deux mesures»: pourquoi la Suisse ouvre ses portes aux Ukrainiens en 2022, mais pas aux Burundais en pleine guerre civile en 1993?

Quelle sera la spécifcité de l’exposition à la cathédrale de Lausanne?

On proposera au public une présentation sur la xénophobie en Suisse dans les années 60-70, autour de l’initiative Schwarzenbach (votation qui prévoyait de limiter la part d’étrangers en Suisse à 10% maximum de la population, rejetée à 54% en 1970). En cas de succès, quelque 350'000 travailleurs auraient été contraints de plier bagage et de rentrer dans leur pays d’origine. Et certains sont rentrés malgré tout, car, même si l’initiative n’est pas passée, vivre dans un pays où 46% de la population ne s’y est pas opposée restait difficile. Cela a laissé des traces.