Boutcha: la vie continue, à 200 mètres du charnier
«C’est vrai que les Russes ne vont pas revenir?» La question posée, les regards mi-anxieux, mi-espiègles nous scrutent. Ils sont une dizaine autour d’un feu. Les rescapés de l’immeuble 13. Les habitants qui le pouvaient ont quitté Boutcha il y a bien longtemps. Eux «sont trop vieux pour partir». Alors, assis à 200 mètres du charnier de l’église Saint-André-le-Premier-Appelé-et-de-Tous-les-Saints, où 87 cadavres ont été sortis de terre, le petit groupe patiente. «On attend que le gaz, l’électricité, l’eau reviennent», peut-être demain, espère Iliana. La retraitée philosophe: «On a tout notre temps devant nous, à notre âge, on n’a plus besoin de se presser.»
Seuls une quarantaine de kilomètres séparent le centre-ville de Kiev de Boutcha, petite ville de banlieue. Mais les ponts explosés, les routes coupées parsemées de chars calcinés illustrent la frontière qui sépare deux mondes: celui des territoires libérés de l’occupation russe le 31 mars dernier et celui de la capitale, qui n’est jamais tombée.
Boutcha est libérée, mais les esprits n’y croient pas encore. Difficile d’envisager un futur quand tout manque. Quand les nouvelles de ses proches sont inaccessibles, le réseau téléphonique étant coupé. Quand les seules façons de se déplacer sont la marche et le vélo, l’essence n’étant toujours pas revenue. «Ma mère de 82 ans vit ici. Elle est restée bloquée ici avec mon fils de 18 ans pendant toute l’occupation russe», raconte Oksana, qui a marché près de deux heures pour venir jusqu’ici depuis le village voisin, faute de carburant.
Pour les irréductibles du bâtiment 13, l’un de ces «krouchovka», immeuble typique en briques de cinq étages datant de l’époque Khrouchtchev, l’aide humanitaire est devenue le seul moyen de survie. En dehors du facteur de l’âge, ce sont aussi souvent les plus pauvres qui sont restés.
A côté du groupe d’habitants, des jeunes originaires de la ville de Jytomyr, située à près de soixante kilomètres de là, cuisinent un plov, plat de riz et de mouton. «On fait des enquêtes auprès des gens pour savoir de quoi ils ont besoin. Ainsi, l’on peut répondre au mieux aux besoins qui existent dans les régions durement touchées par la guerre», explique Alexandre Kormiychuk, pasteur de l’Eglise de la Nativité.
Depuis l’imposition de la loi martiale, les hommes âgés de 18 à 60 ans ont l’interdiction de quitter le territoire. Et innombrables sont ceux qui passent leurs journées à aider là où ils peuvent, comme « volontaires ». Mais pour les jeunes de l’Eglise de la Nativité, cette activité n’est pas nouvelle: «Uniquement la foi, ce n’est pas suffisant. La foi d’une personne doit toujours être confirmée par de bonnes actions», affirme Alexandre Kormiychuk, le pasteur. Les activités humanitaires de la communauté de Jytomyr sont grandement financées par des paroisses suédoises. «Avant, on s’occupait surtout de fournir à manger à des écoles situées dans des campagnes précaires de l’Ukraine, mais on a réadapté nos activités en fonction des besoins les plus urgents», explique-t-il encore.
En attendant des jours plus doux, les habitants de Boutcha n’en reviennent toujours pas: «Toutes mes copines sont parties à Moscou après leurs études. Ma cousine aussi y vit et personne ne me croit. Elles me disent que je mens et que nous sommes les troupeaux nationalistes de [Stepan] Bandera», rapporte, désespérée, Ola, 82 ans, avant de conclure: «Je n’arrive toujours pas à comprendre que les Russes, que nous considérions comme des frères, puissent faire des trucs pareils.»