« Il y a toujours une responsabilité collective »

Chaque victime vit les choses différemment. Mais effectivement, pour certaines il est difficile de résoudre la dissonance qui apparaît dès lors qu’une personne appréciée, respectée, commet des actes inacceptables. / ©iStock/iweta0077
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Chaque victime vit les choses différemment. Mais effectivement, pour certaines il est difficile de résoudre la dissonance qui apparaît dès lors qu’une personne appréciée, respectée, commet des actes inacceptables.
©iStock/iweta0077

« Il y a toujours une responsabilité collective »

Abus en Eglise
Formée en psychologie et en criminologie, Véronique Jaquier Erard conduit des recherches dans le domaine de la victimologie. Elle est professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université de Neuchâtel et chargée de cours ou de recherche dans plusieurs institutions romandes.

Véronique Jaquier Erard

©L.-O. Erard
Véronique Jaquier Erard photo:L-O Erard

  • Professeure titulaire, Centre romande de recherche en criminologie, Université de Neuchâtel
  • Chargée de cours, Université de Lausanne
  • Chargée de recherche, HES-SO Haute école de santé Fribourg

 

Qu’est-ce qui peut favoriser une violence sexuelle?

Les violences sexuelles sont des crimes de pouvoir. À partir du moment où une personne a un ascendant sur une autre, ce rapport de pouvoir peut être instrumentalisé. Que ce soit une relation entre un adulte et un enfant ou une relation avec une personne de confiance ou de référence, il y a le risque que l’une des personnes veuille affirmer son pouvoir sur l’autre. Mais les causes des violences sexuelles sont multiples; les facteurs situationnels, comme un lieu, des opportunités ou l’absence de supervision peuvent jouer un rôle. Il y aussi une dimension structurelle: au sein d’une Église, les personnes qui occupent des positions statutaires peuvent exploiter ce pouvoir à des fins sexuelles.

On constate que, chez les mineurs, la sphère du danger d’une agression sexuelle se déplace à mesure que les enfants grandissent. Passant de l’entourage familial proche aux jeunes de même âge et aux différents milieux institutionnels fréquentés.

Les violences prennent-elles également d’autres formes que la violence sexuelle?

Les agresseurs recourent souvent à de multiples tactiques pour exercer leur contrôle: cadeaux, promesses, manipulation psychologique, chantage économique, harcèlement sexuel. De tels schémas se retrouvent au sein des couples, dans les relations de travail et aussi dans le cadre religieux. Le pouvoir et le contrôle sont inhérents à toute relation asymétrique. Dans certaines situations, il peut y avoir un moment où la victime considère l’intérêt que l’agresseur lui porte comme valorisant. Quand elle prend conscience que ce qui se passe n’est pas «OK», il peut y avoir une forme de culpabilité, un sentiment de responsabilité à assumer, par rapport à soi et par rapport à la collectivité. C’est ce qui explique le silence d’une partie des victimes.

Est-ce que cette prise de conscience est un processus difficile?

Chaque victime vit les choses différemment. Mais effectivement, pour certaines il est difficile de résoudre la dissonance qui apparaît dès lors qu’une personne appréciée, respectée, commet des actes inacceptables. Surtout dans un groupe ou une communauté où il peut être compliqué de prendre une position contradictoire avec l’avis dominant. En tant que société, nous éprouvons les mêmes difficultés lorsque la représentation et la confiance que nous accordons à une personne ne collent pas avec son comportement. Parfois il est plus facile de se dire que la victime ment plutôt que d’admettre que l’on s’est trompé sur l’accusé.

Parfois il est plus facile de se dire que la victime ment plutôt que d’admettre que l’on s’est trompé sur l’accusé.

On encourage pourtant les victimes à parler, en particulier pour éviter à une personne abusante de reproduire son comportement avec d’autres…

Une victime d’agression sexuelle ressent souvent des émotions négatives fortes: la culpabilité d’avoir fait ou pas fait quelque chose, la honte d’avoir été flattée, la colère de s’être laissée manipulée. La culpabiliser parce qu’elle s’est tue ne va en rien l’aider. Certaines personnes ont besoin que la justice s’exprime pour avancer, d’autres pas. Il faut respecter cela.

Par ailleurs, le narratif qui domine, et peut-être que les médias jouent un rôle négatif en cela, c’est que faire appel à la justice en cas d’agression sexuelle est souvent une expérience négative. Or, je connais des victimes pour qui la procédure a été positive, malgré sa pénibilité. Mais il faut reconnaître que c’est un écueil pour beaucoup.

Les victimes parlent plus aujourd’hui, probablement grâce à #meetoo. L’un des slogans du mouvement était «la honte doit changer de camp» et, de fait, on constate que dans l’opinion publique certains comportements qui étaient, à tort, tolérés ne le sont plus. Ces évolutions sociales ont des effets positifs sur l’accueil et le soutien aux victimes.

Vous évoquez régulièrement les rapports entre la victime et la communauté qui l’entoure.

Bien sûr qu’in fine à l’origine de tout acte de violence il y a une personne qui transgresse la loi. Mais sans réduire la responsabilité de l’agresseur, il faut prendre conscience qu’il y a une dimension sociale de la violence, et donc une responsabilité collective. Ce qui se dit dans la société ou au sein d’une communauté, les comportements qui sont acceptés et valorisés, ont une influence sur les actes individuels. On utilise souvent l’exemple des blagues sexistes: tolérer ces propos, dans une entreprise par exemple, crée un climat propice à d’autres violences sexuelles, comme le harcèlement. Même si ceux qui racontent ces blagues ne sont pas nécessairement ceux harcèlent par la suite.

Ce qui se dit dans la société ou au sein d’une communauté, les comportements qui sont acceptés et valorisés, ont une influence sur les actes individuels.

Une communauté, comme une Église, peut donc avoir malgré elle des comportements soit qui favorisent les actes de violence, soit qui empêchent les victimes de parler?

Je n’ai pas particulièrement travaillé la question des violences en Église, mais votre interprétation est juste. La structure d’une Église, son mode de fonctionnement, les relations qu’elle instaure entre les personnes sont des facteurs susceptibles de faciliter les violences sexuelles – et le silence qui les entoure. Il faut reconnaître les rapports de pouvoir inhérents à de telles institutions, particulièrement s’agissant des relations entre adultes et enfants. Ce sont les adultes qui fixent des limites aux enfants, mais ce sont également eux qui nomment les relations et définissent ce qui est normal. Et ce pouvoir-là peut être exploité à des fins sexuelles.

Au final, toute personne dans une position de pouvoir devrait s'interroger sur la façon dont elle utilise ce pouvoir, quel que soit le contexte: accompagnement spirituel, éducation, thérapie, soins, etc. En faisant cela, on constate que tout n’est pas noir ou blanc. Les personnes manipulatrices savent très bien exploiter l’ambiguïté de certaines relations.

De telles manipulations viennent nourrir la culpabilité des victimes, comme déjà évoqué: le fait de se sentir complice de l’agresseur, parce que l’on n’a pas refusé tout de suite. Et c’est sur ce sentiment-là que l’on peut agir collectivement, en rappelant que les victimes ne sont jamais responsables de leur agression, ni coupables.

À ce titre regrettez-vous que l’enquête en population générale proposée par l’exécutif de l’Église évangélique réformée de Suisse n’ait pas été acceptée par le synode?

Disons que comme chercheuse, je regrette chaque fois qu’un financement n’est pas accordé. Cela dit, l’Office fédéral de la statistique prépare une enquête sur les violences de genre. Si elle est élargie à différents espaces de vie, comme ce qui a été fait dans d’autres pays, et suivant les questions posées, il n’est pas impossible que les violences dans les institutions religieuses puissent être révélées.