Buts à atteindre, collègues à surpasser: quand le job devient lieu de compétition

Buts à atteindre, collègues à surpasser: quand le job devient lieu de compétition / ©iStock
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Buts à atteindre, collègues à surpasser: quand le job devient lieu de compétition
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Buts à atteindre, collègues à surpasser: quand le job devient lieu de compétition

Compétitivité
Entretiens annuels, bonus à la performance, le monde professionnel valorise la compétition au prix bien souvent de grandes frustrations. Normal, au vu des difficultés à évaluer non seulement la quantité de travail, mais aussi sa qualité.

«Nous vivons aujourd’hui dans un capitalisme financier où l’objectif est de faire en sorte que les actions des entreprises prennent de la valeur», rappelle David Giauque, politologue, professeur ordinaire à l’Institut des hautes études en administration publique de l’Université de Lausanne (IDEHEAP). «Et si vous voulez que les actions de l’entreprise prennent de la valeur, il faut faire pression sur les salariés pour augmenter leur productivité. On a vu, dès les années 1980, émerger un fort mouvement du néolibéralisme également dans le domaine du management, appliquant des pressions toujours plus importantes sur le personnel des organisations, qu’elles soient publiques ou privées. L’un des outils de la recherche de la performance, qui fait désormais partie de l’univers des organisations contemporaines, c’est l’évaluation individuelle des collaboratrices et des collaborateurs, qui vise précisément à évaluer ce qui a été réalisé durant l’année passée et à fixer de nouveaux objectifs pour les années à venir, voire même à corriger le tir», développe le chercheur.

Quels critères?

«En principe, l’évaluation des collaboratrices et des collaborateurs devrait s’effectuer sur la base de plusieurs critères. On devrait prendre en compte les compétences sociales, les compétences techniques ou les compétences relationnelles mais, en réalité, on mesure beaucoup plus le quantitatif – la quantité de choses, de services ou de produits réalisés – que la qualité, parce que la qualité est plus difficile à mesurer et à évaluer. Il y a donc une sorte de myopie dans l’exercice de l’évaluation des collaboratrices et des collaborateurs qui se fait sur le quantitatif au détriment du qualitatif. Ce qui explique sans doute largement la perte de sens que peuvent ressentir un certain nombre de salariés», pointe David Giauque.

Le bon travail

«Compter, c’est toujours relativement facile, voire très facile. Apprécier la qualité, c’est beaucoup plus difficile, mais les deux dimensions sont constitutives de la performance, comprise dans le sens de ‹faire un bon travail›», enchérit Yves Emery, professeur honoraire de l’IDHEAP. «La culture de la concurrence existe assez naturellement au niveau des entreprises, qui, pour survivre, se doivent d’être compétitives. Cette culture s’est introduite par répercussion au niveau des ressources humaines, où les managers comparent les employés entre eux plutôt que de comparer ce qu’ils font à un référentiel de bon travail.»

Aujourd’hui en retraite active, le pasteur vaudois Pierre Farron a accompagné de nombreux travailleurs et travailleuses en souffrance à cause de leur travail. Auteur de Dis, pourquoi tu travailles? (Editions Ouverture, 2012), il pousse la critique encore plus loin: «La notion de ‹métier› est par exemple éliminée par le nouveau management. Les métiers, c’est une culture collective qui se développe sur une très longue période. C’est par exemple le fait que les travailleurs âgés transmettent des savoir-faire et des valeurs. Ils se heurtent aujourd’hui à une vision technocratique visant à favoriser le profit à très court terme. Les métiers sont remplacés par la ‹compétence›, un concept extrêmement vague qui n’existe pas en dehors du contexte où elle est mise en œuvre et qui peut changer à tout moment.» Et le pasteur en est convaincu: la culture du travail bien fait permet sur le long terme des gains d’efficacité. «Quand j’étais étudiant, j’ai travaillé pour un ferblantier-couvreur. Il m’expliquait que, quand on va moins vite, on commet moins d’erreurs. Un peu comme un coureur automobile: s’il n’appuie pas à fond sur l’accélérateur, il va finalement plus vite que celui qui part dans tous les sens.»

Etre à sa place

Pas question toutefois, pour Yves Emery, de tomber dans la caricature: «Dans beaucoup de contextes où je suis intervenu, je ‹n’osais pas› utiliser le mot ‹performance› parce que je savais que les gens l’associeraient au marché ou au néolibéralisme. Mais en anglais ‹to perform› signifie simplement faire son job. Alors qu’en français ‹performance› évoque l’idée d’exploit, de dépassement ou de prouesse sportive.»

Le chercheur, qui est également conseiller de paroisse à Versoix (GE), défend un management porteur de valeurs respectueuses de l’individu: «C’est un peu biblique, ce que je vais dire, mais je pense que chaque personne a des compétences, un potentiel. Une bonne gestion RH devrait ainsi chercher la meilleure façon d’accoucher de ce potentiel. Pour ce faire, il ne faut pas mettre tout le monde à la même sauce, ou investir uniquement dans les meilleurs. Car une boîte tourne avec la contribution de chacune et chacun. Il y a toujours quelques stars qui sortent du lot, mais une entreprise tourne avec la grande majorité qui fait ‹simplement› du bon boulot.»

Peut-être que ces personnes qui sur-performent sont naturellement dotées de talents particuliers, ou qu’elles ont simplement acquis de grandes compétences parce qu’elles ont su trouver le domaine leur permettant d’être dans leur flow, selon le concept du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, qui désigne ainsi la situation d’absorption totale d’une personne par son occupation. «Quand on est dans son flow, on est vraiment bien dans ce qu’on fait. On ne voit pas passer le temps et on fait un super boulot. Donc, comme responsable RH ou comme manager, si l’on peut arriver à créer de petits flows pour chacune et chacun de nos collaborateurs, c’est gagné », se réjouit Yves Emery.

Perte de sens

Mais le management peut aussi avoir pour conséquence d’éroder l’engagement, pointe David Giauque. «Le niveau d’engagement, lorsqu’on se lance dans un métier, est souvent important. Pourtant, lorsque vous êtes jeunes, obligés de faire un choix professionnel, vous ne le faites pas toujours de manière très rationnelle, peut-être par manque de choix. Mais au fur et à mesure, cet engagement peut s’étioler et cela d’autant plus rapidement que l’autonomie des salariés sera diminuée et leur liberté d’action contrainte. Le problème, c’est que les outils de gestion qui sont mis en place visent souvent à discipliner et à orienter les travailleuses et travailleurs vers un seul objectif: la productivité et la performance. Et effectivement, petit à petit, comme l’activité elle-même n’est plus le centre, comme ce n’est pas le beau travail qui est mis en exergue mais la productivité du travail, les salariés peuvent peu à peu perdre le goût de leur activité. Je pense qu’il y a énormément de salariés, aujourd’hui, passionnés par leurs activités, qui ont envie de faire un beau travail, mais cette qualité est aujourd’hui tout simplement empêchée dans les organisations par des outils de gestion qui visent uniquement la performance productive.»

Pierre Farron en donne un exemple: «Un scénario se produit assez couramment: une start-up réussit et entre en bourse après quelques années pour pouvoir bénéficier de capitaux. Puis, après encore quelque temps, ses responsables annoncent simultanément un bénéfice exceptionnel et le licenciement d’une partie du personnel. A ce moment-là, l’action va faire un bond, qui est une création de valeur totalement artificielle, sans commune mesure avec ce qu’il a été possible d’obtenir auparavant par la transpiration et la créativité des gens qui bossent. Quelle est la place de l’être humain et quel est le sens du travail dans un scénario comme celui-ci?» interroge le ministre.

Employés en compétition

«On a une relation très contradictoire avec la compétition. Elle fait partie de la culture occidentale; les individus ont même besoin de se faire évaluer: ils se mettent en scène sur les réseaux sociaux. On n’a jamais assisté à tant de concours dans les médias… Mais, psychologiquement, la compétition peut provoquer beaucoup de souffrance lorsqu’elle est mise en musique par les organisations productives et qu’elle vise à mettre en concurrence les employés», note David Giauque. «En tant que profs de management aujourd’hui, on a tendance à relever les aspects négatifs de l’évaluation individuelle des collaboratrices et des collaborateurs, notamment sur la santé au travail ou sur le climat de travail. La concurrence n’est peut-être effectivement pas le meilleur moyen pour développer un climat de collaboration dont on sait qu’il permet les meilleurs résultats.»

Conseils de lecture

Gestion des ressources humaines: pour le meilleur et pour le pire, Yves Emery, David Giauque, François Gonin, collection Savoir suisse, PPUR, 2019, 160 p.

Dis, pourquoi tu travailles?, Pierre Farron, Editions Ouverture, 2012, 256 p.