Quel rôle pour les émotions dans les conflits internationaux?
Au cours de son doctorat, Patricia Cernadas Curotto s’est intéressée à des terrains variés, des relations de couples aux conflits entre groupes religieux ou politiques en Israël. Pour l’édition de Réformés de décembre-janvier sur l’empathie, elle partage son analyse sur le rôle de l’empathie et de la compassion dans les conflits, son utilité sociale, mais aussi leurs éventuelles limites. Entretien.
Comment définir l’empathie?
C’est notre réaction face à l’émotion ou au vécu d’une autre personne. On distingue l’empathie cognitive, où l’on prend la perspective de l’autre, de l’empathie émotionnelle, où l’on partage les mêmes émotions que l’autre. La compassion, qui est mon domaine de recherche, est une émotion différente: elle arrive dans les situations de souffrance et de difficulté vécues par un tiers.
Quel lien entre la compassion et l’action?
Plusieurs recherches montrent que la compassion pousse à l’action. Dans la définition même de la compassion, il y a la motivation à aider l’autre dans sa souffrance. Elle est une source de comportements prosociaux. L’empathie émotionnelle, pour sa part, n’a pas forcément cette dimension.
Y a-t-il une différence physiologique entre les deux?
On mesure des différences cérébrales entre l’empathie émotionnelle et la compassion. Elles n’activent pas les mêmes régions cérébrales face à une même situation. La compassion concerne la zone des émotions positives, des récompenses. L’empathie active les réseaux cérébraux de la douleur.
Vos recherches semblent montrer qu’empathie émotionnelle et compassion s’entraînent…
Oui. On ne naît pas avec une empathie ou une compassion «fixée», c’est malléable et cela peut être entraîné de différentes manières.
Par exemple, pour l’empathie, des études visent à modifier la perception des participants sur leur propre empathie, pour les aider à dépasser leurs difficultés. On les entraîne en leur expliquant que l’empathie est une ressource illimitée. En effet, il existe des biais dans l’empathie émotionnelle et la compassion. Nous ressentons plus d’empathie pour les personnes partageant le même cercle social, religieux, ethnique que nous, plutôt que pour celles qui n’en font pas partie. Pour dépasser ce biais, penser que l’empathie est illimitée peut être utile.
Ces biais peuvent aussi être conditionnés socialement, nourris par des expositions médiatiques. Les médias y sont eux-mêmes soumis: on pense à la fameuse «loi» du mort au kilomètre, qui fait accorder davantage d’importance à un événement plus proche.
Les biais d’empathie sont courants et on les retrouve de manière constante dans les recherches. On les distingue en particulier lorsqu’on travaille sur le sentiment de «schadenfreude» (joie ressentie face aux malheurs d’autrui). On peut ressentir cette émotion pour plusieurs personnes, mais elle est plus facilement déclenchée pour des personnes que nous n’aimons pas ou avec qui nous sommes en conflit. Toute une série de facteurs explique la contextualisation de l’empathie.
Comment se passe un entraînement à la compassion?
Les entraînements à la compassion (hors recherche) durent généralement huit semaines. Ils comportent des formats de méditation en pleine conscience hebdomadaire, avec un instructeur durant deux heures et demie, des exercices formels et enregistrements audio à suivre tous les jours. Dans nos vies très actives, il est parfois difficile de suivre ce rythme.
On peut alors avoir des pratiques informelles, comme envoyer des vœux de bienveillance aux personnes croisées dans la rue, ou lors de sa pratique de méditation. Peu à peu, on élargit le cercle des personnes concernées. On peut aller jusqu’à inclure toute la planète et tous les êtres vivants!
Vous avez utilisé l’entraînement de la compassion dans votre recherche. Pouvez-vous m’en dire un peu plus?
Dans nos recherches, nous voulions savoir si nous pouvions ressentir de la compassion à l’égard d’une personne avec laquelle nous sommes en conflit sans cibler cette personne difficile pendant les entraînements. Nous avons trouvé qu’en effet, la compassion augmentait pour cette personne difficile, malgré le fait que nous ne mentionnions jamais nos objectifs à nos participants. Ce résultat est particulièrement encourageant dans les cas où les personnes sont amenées à collaborer de manière régulière avec une personne qui est difficile pour eux.
Quel impact sur des personnes impliquées dans un conflit géopolitique, par exemple celui qui déchire Israël et la Palestine?
Beaucoup de recherches menées dans ce contexte montrent que nos émotions peuvent nous permettre de mieux comprendre les réactions au sein d’un groupe opposé au nôtre, et de mieux comprendre des situations politiques.
L’une d’elles démontrait qu’un entraînement de méditation de pleine conscience pouvait rendre des participants israéliens plus sensibles aux politiques de soutien envers des Palestiniens. Une autre étude dans laquelle on entraînait des participants israéliens à mieux gérer leurs émotions négatives a montré que, même après cinq mois, ils éprouvaient moins de colère envers les Palestiniens, soutenaient moins les politiques d’agression et davantage les politiques conciliatrices. Les émotions sont des leviers pour arriver à des relations plus constructives, c’est ce que montre la recherche.
Elles peuvent aussi être instrumentalisées…
On a tendance à vouloir exclure les émotions du champ de résolution des conflits. Or elles permettent de mieux comprendre et inclure les autres. Plus on a une perception claire de la complexité de leur rôle, plus on saura comment les lire. Les écarter serait une erreur.
Un débat entre émotions et raison a traversé aussi la recherche. Mais il y a de plus en plus d’évidence de la présence et de l’importance des émotions dans ces milieux très «cognitifs» (le droit, par exemple). On parle de révolution affective ou «affectivism». À mon sens, les émotions devraient être plus écoutées. Il est intéressant par exemple d’observer que les politiciens utilisent l’émotion dans leurs campagnes et que, du moment qu’ils sont élus, ils invoquent le droit et la rationalité comme principe d’action…
Peut-on parler de «compassion fatigue» du grand public face aux conflits mondiaux?
Le terme vient de l’exposition constante à la souffrance (par exemple chez les jeunes médecins). J’utiliserais plutôt le terme de «burnout empathique», car la compassion serait plutôt un facteur protecteur face au burnout.
Si l’on est très empathique, une tendance qu’on peut avoir face à la souffrance d’un tiers, c’est réguler sa propre détresse d’abord, en réduisant ainsi sa tendance à vouloir s’occuper de l’autre. Cela peut être problématique dans des métiers où il faut être porté sur la souffrance de l’autre (dans le domaine du soin).
La recherche montre que l’entraînement à la compassion est une solution pour les personnes des métiers du soin, car il déclenche des ressentis positifs face aux souffrances d’autrui, plutôt qu’à les emmagasiner.
Les manifestations où s’expriment nos émotions collectives peuvent-elles canaliser notre empathie, ou lui permettre de jouer un rôle politique?
Lors des manifestations, les émotions collectives provoquent des actions pouvant entraîner des changements de politiques – je pense à l’exemple des Madres de Mayo (Argentine), ou des Candlelight Rallies (Corée du Sud)…
Notre empathie collective peut donc jouer un rôle important! Dans le cadre des mouvements «Black Lives Matter» et #Metoo, on voit que, sans être touchés soi-même par la problématique, nous pouvons aller manifester pour soutenir les autres, car nous sommes capables de nous mettre à leur place!
L’empathie est-elle contagieuse?
Comme toute autre émotion, elle peut l’être. Une étude revenait sur les attaques du Bataclan en 2015 et l’inondation de messages sur les réseaux sociaux en France. Ce qui dominait, c’était l’empathie partagée à la suite de ce massacre. Les réseaux sociaux sont vus comme des espaces où la violence en ligne peut s’exprimer, mais des chercheurs zurichois ont aussi montré que pour réduire des discours haineux, des interventions basées sur l’empathie sont efficaces.