Une relation saine à son job? Pas si facile
«Que fais-tu dans la vie?» Cette question est souvent la première que l’on pose à une personne que l’on rencontre. Et, bien entendu, on ne s’attend pas à ce que la personne interrogée nous réponde en évoquant sa passion pour les timbres. Elle fait bien référence à une activité professionnelle: preuve de l’importance accordée au travail. Pour beaucoup, notre identité se résume même à notre profession. Avoir une relation saine au travail n’est donc pas si simple.
Des attentes démesurées
Il faut dire que l’on en demande beaucoup à son job! Pour le sociologue français Serge Paugam, «on ne travaille pas toujours pour l’argent. On travaille aussi pour son épanouissement personnel ou encore pour être reconnu socialement. Dit autrement, le travail permet de satisfaire les besoins d’au moins trois dimensions de l’individu: l’Homo faber, qui renvoie à l’épanouissement dans l’acte de travail lui-même, avec l’idée de ‹se faire en faisant›; l’Homo oeconomicus, qui lie la satisfaction du travail à la rétribution en fonction de l’état du marché; enfin, l’Homo sociologicus, qui fait de la reconnaissance par les autres du travail effectué un facteur essentiel de motivation». Il l’écrivait en mars 2001 dans le magazine Sciences humaines. Précisant plus loin: «Si ces trois dimensions sont aussi essentielles les unes que les autres, les enquêtes réalisées auprès de salariés montrent qu’elles ont été inégalement valorisées par l’évolution récente des conditions de travail.»
Vies privée et professionnelle
Souvent pour répondre aux attentes, on surinvestit l’importance de son emploi dans sa vie. Jusqu’à se demander: «Qui suis-je, si je n’ai pas de métier qui me définit?» C’est le site spécialisé dans l’emploi Welcome to the jungle qui le note: en poursuivant «Certains psychologues américains parlent d’enmeshment – ‹enchevêtrement› en français – pour décrire la confusion qui peut parfois exister entre identité personnelle et identité professionnelle.»
Trois facteurs favorisent un tel enchevêtrement. Outre le fait de réduire son cercle d’amis à ses collègues et d’avoir un besoin de reconnaissance élevé, la psychologue Janna Koretz remarque que, «lorsque quelqu’un se construit une identité fondée sur la richesse, la réussite professionnelle et le pouvoir, il finit par se lier inextricablement à la carrière très rémunératrice qui lui a permis d’en arriver là». Welcome to the jungle ajoute: «De la même façon, si vous vous êtes très investi émotionnellement dans votre travail, vous vous identifierez plus facilement à ce dernier, comme cela peut être le cas dans certaines professions du secteur du care».
Impact à long terme
Auteur d’une thèse sur la précarité en Suisse, Pierre-Alain Roch analyse les rapports au travail selon quatre catégories, qu’il présente dans Panorama, une publication consacrée à la formation, à l’orientation professionnelle et au marché du travail. Hormis la situation où les relations entre vie privée et vie professionnelle sont «réglées», il observe des cas de surinvestissement professionnel qu’il qualifie d’intégration «exclusive» au travail; des situations où «l’intégration se fait au détriment, par exemple, de la sphère familiale, sans pour autant que cela se traduise par une reconnaissance du travail effectué», c’est l’intégration «subie» de la vie professionnelle; enfin, les cas d’intégration professionnelle «distante», où investissement et reconnaissance sont tous deux faibles. Développant plus longuement sur cette dernière catégorie, il constate qu’elle «met en lumière une segmentation sexuée du marché du travail: en Suisse, six femmes actives sur dix occupent un emploi à temps partiel contre moins de 20% chez les hommes». Avec en particulier des conséquences sur la prévoyance retraite. Ainsi, pour lui, «la fin de l’activité professionnelle et le passage de l’‹activité› à l’‹inactivité› ne constituent pas seulement un changement de statut administratif. Ils sont également le reflet d’une trajectoire de vie professionnelle et personnelle qui peut enraciner encore plus l’individu dans une situation de précarité».