Esther Duflo, prix Nobel d’économie, révolutionne la lutte contre la pauvreté
«Au milieu de toutes les nouvelles déprimantes dont le monde est rempli aujourd’hui, voici un élément plein d’espérance: le destin des pauvres s’est significativement amélioré au cours des trois dernières décennies.» Le petit bout de femme qui prend la parole au micro du Massachussets Institute of Technology (MIT) en cette soirée mémorable du 14 octobre 2019 n’est autre que la toute nouvelle lauréate du Prix Nobel d’économie, la réformée française Esther Duflo. Elle se tient aux côtés de son mari Abhijit Banerjee, co-lauréat du prix Nobel avec elle et un troisième collègue économiste Michael Kremer. Ils reçoivent un tonnerre d’applaudissements.
Ils prennent la parole à tour de rôle, en anglais, tous les deux avec un très fort accent étranger: indien pour Abhijit, français pour Esther. Elle poursuit son allocution, qui prend rapidement une tournure de quasi-prédication sur la dignité des plus pauvres (lire encadré). «Pourquoi les ultra-pauvres vont-ils mieux? D'abord parce que certaines économies se développent vite, notamment l'Inde et la Chine. Mais aussi parce que les politiques mises en place pour aider les pauvres à faire face à leurs problèmes se sont améliorées. La mortalité infantile a été divisée par deux depuis 1990, et la mortalité maternelle encore plus. Dans les pays les plus pauvres, pratiquement tous les enfants vont désormais à l'école.»
Certes, dans son humilité toute réformée, Esther Duflo ne s’en attribue pas le mérite. Loin de là. Mais depuis la création en 2004 du «Laboratoire d’action contre la pauvreté», d’abord au sein du MIT, et présent aujourd’hui sur plusieurs continents, les nouveaux lauréats du Prix Nobel d’économie ont révolutionné la lutte contre la pauvreté. Au lieu de mener des politiques publiques au hasard, sur la base d’intuitions non vérifiées, des chercheurs réalisent des études scientifiques pour en évaluer l’impact concret. Aujourd’hui, ce sont 400 chercheurs autour du monde qui procèdent à de telles études empiriques.
Cette approche, la jeune économiste de 46 ans, mère de deux enfants, ancienne conseillère de Barak Obama, la doit pour partie à ses racines protestantes. Esther est née en 1972 dans une famille qui fréquente assidûment la paroisse réformée de Bois-Colombe. Les pasteurs Jean-Charles Tenreiro et Laurent Schlumberger, qui deviendra plus tard président de l’Eglise réformée de France, encadrent Esther à l’école du dimanche puis au catéchisme. Laurent Schlumberger se souvient d’une adolescente à la fois «normale» et «assez particulière». «Elle se posait les mêmes questions que tous les jeunes de son âge: qui suis-je? Où vais-je? Elle n’avait pas un parcours tout tracé: à l’époque, l’économie ne faisait pas partie de ses centres d’intérêt. Elle était très intelligente, avec une sorte de franchise agréable et désarmante. Elle ne retenait pas ses questions, elle était brut de décoffrage.»
Jeune adolescente, elle avait marqué la paroisse par une réflexion étonnante. Face à un enfant qui se demandait s’il fallait dessiner les anges avec ou sans ailes, dans la scène biblique de l’échelle de Jacob, elle avait répondu: «Si les anges avaient des ailes, ils n’auraient pas besoin d’une échelle!» Sans doute prophétique quant à son parcours personnel.
Esther fait aussi du scoutisme chez les Éclaireuses unionistes et y développe tout ce qu’elle déploie aujourd’hui dans son laboratoire d’action contre la pauvreté: «Faire des recherches directes, cash, sans a priori mais sans lâcher l’os non plus, c’est tout à fait elle», poursuit Laurent Schlumberger.
En 2011, elle était intervenue lors du congrès des Éclaireurs unionistes de France, et avait affirmé: «Je dois au mouvement, en grande partie, une confiance inébranlable dans l’idée que le monde peut être plus juste, plus fraternel et plus vivable pour tous, même les plus pauvres, et aussi la conviction qu’il nous appartient, à moi comme à chacun d’entre nous, de faire mon possible, à ma mesure, pour que ce monde meilleur advienne.»
En 2014, en visite à l’Institut de théologie protestante de Paris, elle avait confié à Regards Protestants: «Les questions de pauvreté m’ont toujours choquée. Je ne comprenais pas très bien quand j’étais petite pourquoi il y avait des gens pauvres et des gens riches. Comment se faisait-il que, moi, j’étais riche, par rapport aux enfants d’Afrique? Ça a toujours été très présent dans mon esprit.»
Ces interrogations, elle les doit en partie à sa mère, Violaine Duflo, pédiatre, impliquée dans l’humanitaire à travers l’association L’Appel, créée en 1968, très proche des paroisses réformées de Bois-Colombes et Auteuil en région parisienne. Aujourd’hui, Violaine Duflo se dit «émue, reconnaissante et heureuse pour Esther et son mari. Je n’aurais jamais imaginé ma fille Prix Nobel d’économie, mais je la savais brillante, travailleuse, inventive et généreuse». De ses racines protestantes et scoutes, Violaine Duflo estime qu’Esther a reçu son goût pour «la recherche de la vérité et la notion de partage».
Dans les milieux réformés français, la nouvelle du prix attribué à Esther Duflo réjouit et encourage. Ainsi, la pasteure Nicole Deheuvels tient à «la remercier de devenir un exemple pour nous tous et pour nos jeunes filles en particulier». En outre, « il est bon de sortir du cliché des "protestants moteurs du capitalisme" pour entendre une protestante réfléchir aux moyens efficaces d’apporter une aide appropriée dans chaque situation spécifique. Et ceci avec, non seulement son cœur, mais aussi une grande intelligence et une approche scientifique.»
Nicole Deheuvels fonde beaucoup d’espoir dans la capacité des Éclaireurs et Éclaireuses unionistes, comme le prouve le parcours d’Esther Duflo, à «transmettre le goût de l’effort, le service de l’autre et la force d’une espérance qui ne vient pas que de nous, mais de celui qui nous appelle à l’amour du prochain.»
La dignité des pauvres selon Esther Duflo
En 2014, Esther Duflo travaillait avec des psychologues en Inde pour aider les enfants des bidonvilles à apprendre les mathématiques dès l’école maternelle. Et elle les voyait échapper à leur destin de paria. Ses sujets d’études et d’investigations ont depuis porté sur les engrais utilisés par les paysans au Kenya, le micro-crédit, les programmes d’aide au développement en Indonésie, la lutte contre le sida en Afrique, etc.
La méthode «Banerjee-Duflo» n’est pas magique. Elle est dotée d’une bonne dose de bon sens, d’acharnement et de pragmatisme. «Notre mouvement a augmenté la possibilité et l'espoir d'être un peu plus rigoureux quant aux politiques qui aident vraiment les pauvres», affirmait Esther Duflo lors d’une conférence de presse au MIT le 14 octobre. «Rigoureux dans la façon de concevoir ces politiques, en ayant une bien meilleure connaissance des pauvres: comment ils vivent, pourquoi ils font les choix qui sont les leurs, quels sont les pièges dans lesquels ils sont coincés, et ce qui pourrait les en faire sortir.» Il s’agit pour elle «d’améliorer le respect que nous avons pour les pauvres, pour leur dignité» et ainsi proposer «des solutions plus imaginatives pour résoudre leurs problèmes».