Une rigueur assumée pour lutter contre la doctrine saoudienne
De l’extérieur, la mosquée est discrète: difficile d’imaginer un lieu si plein de vie et si vaste lorsqu’on n’a pas encore enlevé ses chaussures pour y pénétrer. Pourtant, en ce début de soirée, elle est pleine de vie: les magasins viennent de fermer et leurs courses faites, de nombreux fidèles sont venus assister au cours que l’imam donne tous les samedis. Situé dans le quartier sous-gare de Lausanne, le bâtiment abrite depuis dix ans cette année une salle de prières sur deux étages — le rez pour les hommes, le balcon pour les femmes —, un petit magasin vendant livres et spécialités du monde arabe, des toilettes aménagées pour les ablutions en sous-sol et bien sûr, les bureaux réservés à l’imam et au secrétariat.
Ici, l’arabe est omniprésent, dans les CDs de chants religieux, les instructions aux fidèles ou les livres soigneusement relus par l’imam ou des responsables avant diffusion. Rien ne rappelle que ce lieu a été un garage il y a onze ans: on se croirait dans une mosquée du Proche-Orient ou du Maghreb, les tapis sont moelleux et sur les murs sont inscrits des versets du Coran, dans le plus pur style arabe.
Pas de main entre nous
Voici l’imam Mouwaffaq ar-Rifaiyy, facilement identifiable à son ample habit traditionnel et à son couvre-chef. Il a interrompu ses lectures religieuses pour m’accueillir, mais ni lui, ni son porte-parole Bassam Degerab que tous appellent ici hajj Bassam, ne me serreront la main. «C’est une question de respect envers la femme. Et nous sommes à la mosquée: il faut montrer l’exemple», justifie ce dernier. Président des Verts et conseiller municipal à Montreux, Bassam Degerab tient à préciser qu’à l’extérieur, il aurait accepté la main que je lui tendais.
Tantôt l’un, tantôt l’autre répondra à mes questions lors d’un entretien fréquemment interrompu par des fidèles allants et venants. Ici, une interview en tête-à-tête porte fermée à clé n’est pas envisageable: un homme ne peut s’isoler avec une femme qui ne soit pas de sa famille.
Le mal absolu de la doctrine saoudienne
Comprendre exactement la doctrine suivie par la mosquée de Lausanne n’est pas chose aisée pour le néophyte, et l’on ne tarde pas à entrer dans des subtilités théologiques. Mouwaffaq ar-Rifaiyy, le gardien des lieux, est d’origine libanaise. En Suisse depuis 1991, il a reçu un enseignement islamique chafiite auprès de l’université Awza’i. Elle dépend de l’Association des projets de bienfaisance islamique au Liban, «qui a pour but de répondre aux fondamentalistes», explique-t-il. Par «fondamentalistes», entendez l’islam wahhabite des Saoudiens.
Le différend de la mosquée de Lausanne avec les Saoudiens date des années 1980. Ces derniers font don de matériel à la jeune communauté, qui refuse cependant de se plier à la vision de l’islam qu’ils cherchent à imposer. Face à ce qu’elle dénonce comme le mal absolu, la mosquée de Lausanne a une idée tranchée de l’islam qu’elle défend: celui de l’imam al Chafi. «Notre force, c’est d’être parfaitement transparents: nous faisons ce que nous disons et inversement. Et c’est assez rassurant pour des partenaires externes qui savent exactement où nous en sommes», affirme hajj Bassam. On dit souvent de la mosquée de Lausanne qu’elle est proche du mouvement ahbache, ce que son porte-parole réfute. «Les wahhabites nous ont collé cette étiquette pour nous mettre à l’écart. Nous, nous luttons contre eux en reprenant les arguments d’Abdullah al-Harari, fondateur de l’Association des projets de bienfaisance islamique au Liban, que nous considérons comme un grand imam». La mosquée de Lausanne défend par ailleurs la pensée asharite . «Notre ligne de croyance, c’est l’unicité absolue de Dieu. Pour nous, le Coran est une représentation de la parole divine: il n’a ni début, ni fin», explique hajj Bassam.
Ces particularités font de la mosquée de Lausanne un lieu à part. D’ailleurs, ses dirigeants ont refusé de joindre leurs voix à celle de l’Union vaudoise des associations musulmanes dans le processus de reconnaissance des communautés islamiques par le canton de Vaud. Ils attendront 2017 pour faire leur demande. Cette année-là, la communauté qui aura quarante ans bénéficiera de conditions plus souples pour obtenir un statut officiel.
«Suisse avant tout»
Du petit local de l’avenue d’Echallens aux 350 membres qui viennent se recueillir dans le quartier sous-gare de Lausanne, sans compter les nombreux fidèles de passage, la mosquée de Lausanne a bien grandi. Une soirée fondue ou des camps de ski sont parfois organisés, mais les cours d’arabe et de religion pour enfants et adultes forment l’essentiel des activités proposées. «Comprendre l’arabe, c’est comprendre les nuances de l’interprétation du Coran. C’est essentiel pour lutter contre le fondamentalisme», souligne l’imam. Ses sermons et ses cours se font dans les deux langues afin que le message soit clair pour tous.
Rigoureuse dans sa pratique religieuse, la mosquée de Lausanne prône un islam «suisse avant tout: plus des deux tiers de nos membres ont la nationalité», explique hajj Bassam. Le porte-parole est fier de pouvoir dire qu’en septembre dernier, leur fête du sacrifice a réuni 2000 personnes, dont nombre de non-musulmans, sur la place de Milan à Lausanne.
L’arabe pour combattre le fondamentalisme
Une ouverture qui va de pair avec un prosélytisme assumé. L’année passée, la mosquée de Lausanne a effectué 59 conversions et encourage les nouveaux venus à prendre des responsabilités. L’un d’entre eux, qui a «les caractéristiques» nécessaires, pourrait bientôt devenir imam. Suivant rigoureusement la ligne doctrinale qu’on lui a enseignée, il pourrait diriger l’une des nouvelles mosquées que le centre islamique de Lausanne espère voir apparaître dans le canton de Vaud.
Le chafi’isme
Le chafiisme est une des quatre écoles de jurisprudence de l’islam sunnite. Elle est fondée sur l’enseignement de l’imam Al-Chafii (767-820) et de ses disciples. L’imam a combiné en quelque sorte les écoles malikite et hanafite pour créer sa propose école de pensée. Elle est diffusée au Proche-Orient, aux Philippines, aux Comores, en Thaïlande, en Erythrée. Elle recourt au Coran, aux hadiths (récits sur la vie du prophète) et au consensus entre les juristes et admet le raisonnement par analogie. Al Chafii critique beaucoup les décisions des autres juristes en les accusant de vouloir légiférer à la place de Dieu. En général, les décisions des juristes chafiites sont très méticuleuses et longuement argumentées.
Le wahhabisme
Doctrine officielle du Royaume d’Arabie saoudite, le wahhabisme est un mouvement politique et religieux issu de l’école hanbalite, une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite particulièrement répandue dans la Péninsule arabique. Il se distingue par une lecture littéralité et conservatrice du Coran et des hadiths, les récits de la vie du prophète Mohamed. Les wahhabites rejettent tous les autres courants de l’islam qui ne suivent pas scrupuleusement leurs dogmes, qu’ils considèrent comme hérétiques.
Asharite ou mutazilite?
La mosquée de Lausanne se reconnaît de la pensée asharite, un mouvement philosophique qui considère que le Coran est incréé — il est directement parole de Dieu — et que l’humain n’a pas de liberté: dans la mesure où Dieu crée toute chose à tout moment, il crée aussi en l’homme les actions que ce dernier ressent comme étant libres. La grandeur de Dieu n’a pas à être questionnée, par ses actions comportent une part irréductible de mystère.
Ce mouvement s’oppose à la lecture mutazilite de l’islam selon laquelle le Coran est contingent et créé. Les mutazilites cherchent à introduire une forme de rationalité dans la compréhension du phénomène religieux, et affirment que l’être humain est libre et autonome.
Le mouvement ahbashe
La mosquée de Lausanne est proche d’Abdallah al-Hirari, fondateur du mouvement des Ahbashes, apparu lors de la guerre du Liban. Ahbashe vient du nom Habasha qui désigne en arabe l’Ethiopie, son pays d’origine. Reconnu officiellement en 1983, il s’agit du seul groupe sunnite qui se réclame du mysticisme musulman tout en s’engageant en politique. Les Ahbashes se font connaître sous le nom d’Association des Projets de Bienfaisance Islamique et se présentent comme un instrument de lutte contre les wahhabites.
Le pèlerinage (hajj)
Le porte-parole de la mosquée de Lausanne est appelé hajj Bassam de manière honorifique parce qu’il a accompli le hajj, soit le pèlerinage vers la Mecque, un des cinq piliers de l’islam. Le Coran le rend obligatoire pour toute personne responsable qui en a la capacité financière et physique. Il existe deux sortes de pèlerinage: le petit pèlerinage qui peut se dérouler à n’importe quelle période de l’année et le grand pèlerinage qui se déroule invariablement aux mêmes dates.