Jacques Ellul, intransigeant et visionnaire

Jacques Ellul / ©Jan van Boeckel, ReRun Productions, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons
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Jacques Ellul
©Jan van Boeckel, ReRun Productions, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons

Jacques Ellul, intransigeant et visionnaire

Lucidité
Ecologie, décroissance, emprise de la technique sur nos vies: le penseur protestant français a devancé toutes les questions de notre siècle.
Notre société est pire que celles où l’on vivait dans un univers religieux, car ces sociétés connaissaient le doute et les incertitudes, alors que le croyant en des solutions scientifiques et techniques est l’inexpiable bourreau collectif de notre monde, insensible aux remords autant qu’aux scrupules.
Jacques Ellul, La Foi au prix du doute (1980)

Par sa biographie, Jacques Ellul est un homme du XXe siècle: il naît en 1912 et décède en 1994. Mais sa force visionnaire et la clairvoyance de son propos en font un penseur du XXIe siècle: les idées qu’il développe anticipent en effet les grandes inquiétudes de notre temps. Et dans des domaines extrêmement diversifés: Ellul a été à la fois professeur de droit et sociologue, théologien protestant et précurseur du mouvement écologiste, critique acharné de la technique et promoteur d’une espérance qui prend en compte toutes nos limites…

Apôtre de la décroissance

«On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini.» Qui se souvient que c’est à ce protestant bordelais que revient la paternité de cette formule? Pour Ellul, cette réalité constitue une évidence quand il voit notre mode de vie, notre système de croissance exponentielle et la finitude de notre planète: il entend donc lancer un signal d’alarme. Depuis les années 1930, il défend des positions qui pourraient être signées aujourd’hui par les écologistes: il y parle de sobriété, de révision des besoins, des dangers du productivisme… Et dans ces écrits affleure pour la première fois une autre formule qui a fait florès depuis: «Penser global, agir local.»

Mais d’où vient à Jacques Ellul cette intuition hors du commun? Sans conteste de sa foi réformée, selon Frédéric Rognon, professeur de théologie à Strasbourg: «Le propre de la foi protestante est de relativiser toutes les œuvres humaines. Pour Ellul, ce qui est de l’ordre de la politique, de l’économie, de la technique ne doit donc pas être idolâtré. La conviction de se situer devant Dieu l’amène à un recul critique par rapport à tout ce qui enthousiasme ses contemporains.»

Dialogue théologique et sociologique

La foi chrétienne donne dès lors à Jacques Ellul la «lucidité prémonitoire» pour mettre en cause la religion de la croissance et la sacralisation de la technique. Car toute sa réflexion se situe dans une dialectique entre théologie et sociologie, dans un dialogue entre lecture de la Bible et analyse des mutations contemporaines.

Le juriste-théologien en est convaincu dès les années 1950: notre société est déterminée par la technique. Celle-ci représente un système clos, qui étend sa puissance sur toute chose, réduisant même la politique à une illusion. Et tandis que la société découvrait les prémices d’internet, Ellul avait perçu depuis des décennies déjà que «par manque d’imagination et de volonté, l’homme s’est subordonné à l’information au lieu de la dominer». Un constat implacable, mais combien réaliste à l’heure où l’intelligence artificielle effraie même les plus technophiles!

Pessimiste, Ellul? Sans doute, mais «plein d’espérance», ajoutait-il. Car ce n’est que lorsque l’humain ne peut plus rien que Dieu peut enfin tenir ses promesses.

Christianisme subverti

Ellul se convertit à la foi chrétienne à 18 ans et choisit le protestantisme: «J’ai lu les théologiens catholiques, et je suis arrivé à la conclusion que les auteurs protestants étaient plus proches de ce que j’avais compris de la Bible.» Engagé dans l’Eglise réformée comme prédicateur, mais aussi durant quinze ans au sein de son Conseil national, il déplore pourtant la «subversion du christianisme», réduit à une morale et à des fêtes. Il l’assène: «Si le Saint-Esprit est, était, avait été avec les chrétiens et avec les Eglises, nous n’aurions pas assisté à cette terrible subversion qui a fait prendre pour christianisme exactement l’inverse.»