Au Sri Lanka, l’influence politique des moines bouddhistes interpelle
Les manifestations de rue ayant poussé le président sri-lankais Gotabaya Rajapaksa à quitter ses fonctions, le mois dernier, ont rassemblé les différents groupes ethno-religieux du pays. Même si certaines de ces communautés sont en guerre le reste de l’année, tamouls, musulmans, chrétiens et bouddhistes cinghalais ont uni leurs colères contre l'inaction du gouvernement face aux difficultés économiques du Sri Lanka. Parmi la foule, la présence de moines bouddhistes vêtus de safran – faciles à repérer dans les manifestations – a suscité de nombreuses réactions. La cause? Ceux-ci font partie intégrante de la scène politique du Sri Lanka.
Après le départ du président Gotabaya Rajapaksa en exil à Singapour et un certain retour à la normale, des questions vieilles de plusieurs décennies autour du rôle du bouddhisme au sein du pouvoir sri-lankais ont ressurgi au grand jour. L'influence politique des moines comprend notamment l'obtention de sièges au Parlement et l'adhésion à des partis politiques. L'année dernière, un moine controversé du nom de Galagoda Atte Gnanasara a été nommé au sein d'un groupe de travail présidentiel chargé des réformes juridiques, et ce malgré ses virulentes prises de position anti-musulmanes.
Tenus également responsables
«Le rôle des moines est d'aider les gens à améliorer leur spiritualité. Or au cours des dix dernières années, leur engagement politique est devenu trop important», déclare le Vénérable Mahayaye Vineetha, un moine sri-lankais vivant à Kandy, ville située sur les hauts plateaux du centre du pays. Et d’asséner: «Les gens ne les considèrent plus comme des chefs religieux.»
Conséquence de ce lien entre les moines et les personnalités politiques, ceux-ci auraient perdu en respectabilité. De plus, des moines aux opinons politiques conservatrices et ayant des liens avec le clan Rajapaksas se sont joints aux manifestations à l’endroit de leurs anciens alliés aux côtés de moines plus jeunes et plus progressistes. Une vidéo prise à Batarramulla (banlieue de Colombo) en avril montre par exemple un moine, ancien allié du président Gotabaya Rajapaksa et leader du parti nationaliste Janasetha Peramuna, se faire huer et écarter des manifestations. Dans la vidéo, on peut entendre un homme lui lancer: «C'est à cause de gens comme vous que nous souffrons aujourd'hui comme ça!»
Pour l’anthropologue Nalika Gajaweera, chercheur au Centre pour la religion et la culture civique de l'Université de Californie du Sud, cet événement figure parmi «les nombreuses situations au sein desquelles les moines ont été désignés complices du pouvoir en place. On les tient pour co-responsables de la situation actuelle, dénonçant le fait qu’ils aient contribué au maintien de l'élite politique ainsi qu’au soutien et à l'encouragement de la violence et des conflits ethniques.»
Un bouddhisme nationaliste
Les moines bouddhistes Theravada sont les conseillers spirituels et pratiques des dirigeants politiques sri-lankais depuis des siècles, à commencer par les rois du pays. Au cours des sept décennies qui ont suivi l'indépendance du Sri Lanka vis-à-vis de la Grande-Bretagne (1948), cette relation s'est exacerbée avec la prolifération du bouddhisme cinghalais, marqué par ses valeurs nationalistes, dans les monastères du pays.
Le nationalisme bouddhiste cinghalais remonterait à Anagarika Dharmapala, un moine anti-impérialiste et nationaliste influent du début du XIXe siècle. Ses discours, parfois remplis de rhétorique anti-musulmane et anti-tamoule et visant à créer une nation dominée par les bouddhistes, sont célèbres au Sri Lanka.
Les objectifs de Dharmapala ont été concrétisés par la loi de 1956 sur l'exclusivité du cinghalais, puis par la Constitution sri-lankaise de 1972, qui a privilégié le bouddhisme par rapport aux autres religions, cimentant ainsi un État majoritairement ethno-religieux.
«Militarisation de la religion»
Ces dernières années, le langage parfois raciste et violent de la première vague d'indépendance du Sri Lanka est réapparu. Des moines de la ligne dure ayant des liens avec des politiciens comme les Rajapaksas ont suscité une cacophonie de propos racistes parmi leurs adeptes; certains moines ayant même commis des actes de violence. En 2015, le vénérable Akmeemana Dayarathana Thero, un proche allié des Rajapaksas, a été arrêté pour avoir menacé des réfugiés rohingyas au Sri Lanka et encouragé les gens à leur jeter des pierres.
«Les gens devraient être capables de voir qu'il y a une militarisation de la religion à des fins politiques, pour promouvoir un certain programme politique», observe l’anthropologue Nalika Gajaweera. Avec la dégradation de la situation économique au Sri Lanka, les moines ont encore gagné du terrain dans la vie quotidienne des sri-lankais. Dans les zones rurales, par exemple, les temples peuvent être la seule ressource pour les villageois qui n'ont pas accès aux informations sur les développements politiques. Dans les zones urbaines, où le système éducatif s'est largement effondré, certains temples ont fini par gérer également des écoles du Dharma (soit la voie enseignée par le Bouddha, ndlr.) pour les enfants.
Tous n’y sont pourtant pas accueillis, comme le dénonce Chamila Somirathna, professeure à l'Institut de recherche et de psychologie de Colombo et mère de deux jeunes enfants: son fils de 5 ans n'a pu fréquenter le jardin d'enfants que pendant trente jours au cours des deux dernières années, suite à la fermeture officielle des écoles en raison de la pandémie. «Il est vraiment important que les temples servent de médiateurs dans ce genre de cas. Les enfants devraient avoir la chance de s'associer à d'autres enfants de leur âge, de recevoir une éducation et d'acquérir cette expérience d’écolier», souligne-t-elle.
Avenir incertain
Malgré les scènes où des moines sont chahutés lors des manifestations, beaucoup de jeunes manifestants, majoritairement bouddhistes, saluent l'implication des moines dans le soulèvement populaire et la politique en général, pour autant qu’elle reste limitée. «Certains moines de haut rang ont simplement pris la parole pour soutenir le mouvement de protestation. Ils n'étaient pas dans la rue, mais ont simplement dit : "Oui, nous soutenons ce mouvement". Pour certains manifestants, cette déclaration donne probablement une légitimité publique à leur lutte, en particulier auprès du grand public bouddhiste cinghalais», explique l’anthropologue.