Le Prix Nobel Denis Mukwege appelle à «extraire les minerais de RDC sans tuer ni violer»

Denis Mukwege. / © DR
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Denis Mukwege.
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Le Prix Nobel Denis Mukwege appelle à «extraire les minerais de RDC sans tuer ni violer»

Marie Destraz et Roger Puati
3 novembre 2020
Menacé de mort après avoir dénoncé un nouveau massacre de plus en République démocratique du Congo, le Prix Nobel de la Paix et gynécologue Denis Mukwege en appelle à la justice pour les crimes perpétrés dans son pays. Interview.

Prix Nobel de la Paix 2018, le gynécologue Denis Mukwege est connu dans le monde comme l’homme qui répare les femmes victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo (RDC). Depuis un mois, son hôpital de Panzi, dans la ville de Bukavu, dans la province du Sud-Kivu, à l’est du pays, est sous protection. Après avoir dénoncé un nouveau massacre à Kipupu en juillet, ce militant invétéré des droits humains et prédicateur chrétien est à nouveau menacé de mort.

En octobre, le Conseil des droits de l’homme à Genève a prolongé d’un an le mandat du groupe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï. Quelques semaines plus tôt, le Parlement européen invitait les États membres du Conseil de sécurité des Nations Unies à demander la mise en place d’un tribunal pénal international en RDC. Interview.

Depuis un mois, vous êtes sous protection tout comme votre hôpital de Panzi, dans la province du Sud-Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Quelle en est la raison?

En dénonçant le massacre commis à Kipupu en juillet dernier, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Des appels à la violence ont été lancés à mon encontre. Ma famille et moi-même avons vécu une période d’intimidation et d’insultes. Il était devenu très difficile de continuer à soigner les malades dans ces conditions. Ces menaces de mort ne sont pas des paroles en l’air. Certains de mes proches ont déjà été assassinés par le passé. Depuis trois semaines, l’hôpital de Panzi, où je vis depuis 2013, est donc sous la protection d’agents des Nations Unies. Grâce à une mobilisation nationale et internationale notamment. Je suis protégé, ainsi que les malades et le personnel soignant.

En dénonçant le massacre de Kipupu, vous n’en êtes pas à votre coup d’essai.

Nous vivons des atrocités. Des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité sont commis à l’est de la RDC depuis bientôt un quart de siècle. Malheureusement, il règne une indifférence assourdissante face à la situation de cette partie du monde, où le corps des femmes est utilisé comme champ de bataille. À Panzi, nous avons déjà soigné plus de 50'000 femmes, allant des bébés aux personnes âgées. Elles subissent des viols et de mutilations d’une extrême violence, on va jusqu’à brûler leurs parties génitales. Nous avons dénoncé cette situation il y a vingt ans, mais n’avons jamais eu de solution qui permette à la population locale de vivre en paix.

Vous n’avez de cesse d’appeler à la justice internationale face aux crimes commis en RDC. Êtes-vous entendu?

La réponse de la communauté internationale est timide. Même si l’appel du Parlement européen lancé il y a quelques jours aux États membres du Conseil de sécurité des Nations Unies à demander la création d’un tribunal pénal international en RDC est encourageant. 

Nous demandons à ce que d’autres pays l’emboîtent, à ce que l’Église joue son rôle prophétique et sensibilise le monde à cette souffrance, qu’elle soit notre porte-parole, la voix des sans-voix pour qu’enfin un tribunal soit installé, permettant à la population de l’Est du pays de vivre en paix. Car sans justice, il ne peut y avoir de paix.

Depuis plus de vingt ans, nous avons la force onusienne la plus importante déployée sur plusieurs zones de conflits. Et pourtant les crimes se poursuivent, les femmes sont toujours violées. Nous parlons de millions de morts et de centaines de milliers de femmes violées. Nous nous trouvons donc dans une crise humanitaire majeure. Le monde doit pouvoir exiger que les commanditaires et les exécutants de ces crimes, des criminels qui pour certains sont toujours en uniforme, puissent répondre de leurs actes devant les juridictions compétentes.

Pensez-vous que la Suisse, qui a dénoncé les menaces à votre encontre devant le Conseil des droits de l’homme, puisse jouer un rôle dans cette émergence de la justice pour la RDC?

La Suisse est connue pour sa neutralité. La neutralité ne signifie pas l’indifférence, mais l’absence de parti pris. Être neutre, c’est dire la vérité et rien que la vérité. Nous avons besoin d’une telle voix. Aujourd’hui, nous attendons que des pays comme la Suisse se lèvent et disent que ces atrocités ne peuvent pas être tolérées.

Quels sont les obstacles majeurs qui empêchent la communauté internationale de bouger?

La RDC est un pays très riche en ressources naturelles. Le développement technologique du XXIe siècle ne pourra se faire sans la RDC. Aujourd’hui il est impossible de parler de voiture électrique ou de matériel électronique sans parler du cobalt, du coltan ou encore du lithium produits en RDC.

Or nous observons des activités de pillages de ses ressources naturelles. Et ceux qui les commentent ont des appuis puissants à l’extérieur du pays, qui étouffent les voix qui tentent de se lever pour réclamer la paix, car le pillage se fait dans un chaos total. Et sans ce chaos, le pillage n’est pas possible. Aujourd’hui, le grand obstacle provient de ceux qui profitent de cette guerre, qui achètent ces minerais aux bandes armées.

Quelle est la solution?

Nous voulons appeler à une prise de conscience: Lorsque vous possédez un smartphone, que vous conduisez une voiture électrique pensez aux millions de personnes tuées et aux femmes violées en RDC. Il ne s’agit pas de se débarrasser de ces objets, car nous avons en besoin, il s’agit de dénoncer. Nous pouvons exploiter ces minerais sans tuer, violer, et exploiter les enfants. Ces minerais peuvent être propres, or aujourd’hui, ils sont tachés du sang des Congolais. 

N’y a-t-il pas une solidarité entre les États africains?

Plusieurs présidents sur le continent se réclament du panafricanisme. Mais qu’est-ce que le panafricanisme si on laisse certains États en envahir d’autres et participer au dépècement de la RDC? Nous avons besoin de cette solidarité africaine. L’Afrique ne va pas se construire par des violences, des pillages, et des conspirations entre Africains, mais bien dans l’unité, et la mise en commun de nos savoir-faire, pour utiliser nos ressources naturelles et mettre fin à l’exportation des matières brutes, avant qu’elles ne soient en partie transformées sur place.

Ceci éviterait que nos enfants continuent de mourir dans la mer Méditerranée en tentant de suivre ces minerais, périssant dans leur voyage vers les terres promises. Je pense qu’il encore possible de garder nos cerveaux, de créer des richesses en Afrique, pour que notre jeunesse ne continue pas à errer dans des déserts et mourir dans des mers.

Il y a dix ans sortait le rapport «Mapping» de l’ONU qui épingle des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commis en RDC entre 1993 et 2003. Comment expliquer que rien ne bouge, ce que vous dénoncez d’ailleurs?

Ce rapport fait honte à l’ONU. Réaliser un tel rapport et le mettre dans un tiroir, sous les menaces des États responsables des crimes, est une faiblesse. Il doit être mis sur la table, il en va de la crédibilité de l’ONU. Fermer les yeux sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, revient à accepter qu’ils se répètent. Or après 1945, le monde avait dit «plus jamais ça».

La plus grande honte reste d’essayer de cacher la vérité. Si on avait pris la mesure de la chose en 2010, lors de sa publication, les Congolais n’auraient pas eu à subir une nouvelle décennie de violences.

Que réclamez-vous aujourd’hui?

Le rapport «Mapping» est un outil pour créer la justice. Il fait état de 617 crimes de guerre et contre l’humanité et propose de créer des juridictions pour y faire face. Lorsqu’on l’analyse, on s’aperçoit qu’elles ne peuvent être uniquement nationales: beaucoup trop d’étrangers ont participé à ces crimes. On note également qu’un organe international tel que la Cour pénale internationale n’est pas compétent s’agissant des crimes commis avant 2002, date de sa création.

Il est nécessaire de mettre en place différents mécanismes permettant à la vérité d’être dite, afin de créer une mémoire et qu’ainsi ces crimes ne se reproduisent pas. Il faut également des mécanismes qui permettent des réparations pour les victimes, et l’entrée dans une phase de réconciliation en RDC, mais aussi avec les pays voisins. Il est inutile de vivre à couteaux tirés pendant des générations.

Vous êtes chrétien, protestant pentecôtiste. Faites-vous un lien entre votre foi et votre militance pour les droits humains?

Je ne peux pas dire que ce que je fais n’est pas inspiré par ma foi. Je suis chrétien, donc un disciple de Jésus-Christ. Jésus est venu pour les exclus, les estropiés, les aveugles, les lépreux. Et je crois qu’aujourd’hui, nous fermons les yeux alors que nous avons plein de lépreux, d’estropiés et d’exclus dans notre société. Lorsque je prends la parole dans les églises, je les rends attentives au fait que si elles sont là pour les personnes qui ont réussi et qu’elles ne voient ce qui se passe dans la société, particulièrement pour les plus démunis, les plus vulnérables, les personnes rejetées, c’est qu’elles ont perdu leur grande mission, leur rôle prophétique. L’Église ne doit pas seulement en porter le nom et en oublier la mission.

Je suis donc inspiré par ma foi, mais aussi par l’humanisme. Si Dieu m’a donné des talents, c’est pour qu’ils puissent servir aux autres. Je crois que ma foi m’aide à voir l’autre comme mon semblable et à être un militant des droits humains.

La RDC est actuellement dirigée par le président Félix Tshisekedi, qui n’est pas mêlé aux guerres du pays, qu’en attendez-vous?

Le président de la République de la RDC n’a pas les mains sales. Il n’a pas été mêlé aux crimes évoqués. Je crois qu’aujourd’hui, il a une chance unique de faire la différence. Il serait regrettable qu’il rate cette occasion, en tant que Congolais, de sortir le peuple congolais de l’assujettissement. Aujourd’hui, les femmes subissent l’asservissement dans ce pays. En me rendant à Kinshasa, où nous installons une clinique de prise en charge holistique pour les victimes de violence sexuelles, j’ai vu des enfants âgés de moins de 10 ans en train de se prostituer, et les gens fermaient les yeux. Il n’y a pas pire asservissement que ça. S’il passe à côté de cette opportunité de libérer les Congolais de cette souffrance inouïe qui dure depuis un quart de siècle, de mettre fin à ses crimes, il aura raté sa mission prophétique.

La RDC au cœur de l’isoloir

Le 29 novembre, le peuple suisse se prononcera dans les urnes sur l’initiative pour des multinationales responsables. Le résultat ne sera pas sans conséquence pour la situation en République démocratique du Congo (RDC), selon les œuvres d’entraide chrétiennes suisses Pain pour le Prochain et Action de Carême qui recommandent de l’accepter.

En octobre, elles ont publié leur cinquième rapport concernant les activités de Glencore, l’entreprise suisse productrice et distributrice de matières premières qui exploite deux mines d’extraction de cobalt et de cuivre en RDC. À travers une série d’exemples concrets, le document pointe des effets sur les humains et l’environnement. Sont entre autres cités des «accidents mortels, mises sous pression du gouvernement congolais en usant de tactiques économiques» et «la manière dont les grands groupes se déchargent des risques liés à l’exploitation des matières premières notamment en ce qui concerne le transport de substances toxiques», sans compter les pertes de revenu à la suite d’accidents ou de fermeture de sites.

Avec un tel rapport, les auteurs visent l’amélioration des conditions de vie des communautés concernées. Avec leurs partenaires en RDC, Pain pour le Prochain et Action de Carême s’engagent «pour une meilleure gouvernance, un état de droit et le développement local durable. Ceci implique également que les grands groupes qui y sont présents respectent les normes internationales des droits humains et celles relatives à la protection de l’environnement», lit-on dans le document. Pour les deux œuvres, le «oui» à l’initiative pour des multinationales responsables pourrait bien changer la donne.