«Quand la Réforme anglicane déclenchait le premier Brexit»
Mieux vaut un bon Brexit qu’un mauvais mariage. À mes amis anglais, je souhaiterais d’abord dire que sans eux l’Union européenne sera nettement plus ennuyeuse. Leur sens de l’humour nous fera défaut. Pour tempérer ces regrets, j’ajouterai que ce n’est ni la première ni sans doute la dernière fois que l’Angleterre prend ses distances par rapport à l’Europe. Dans un livre récent, Robert Frank a bien souligné en historien que, dès le XVIIe siècle, la Grande-Bretagne assume consciemment sa vocation maritime et se lance dans une aventure impériale à la taille de l’Atlantique («Être ou ne pas être européen?», Belin, 2018).
Autonomie religieuse
J’ajouterai simplement que ce tournant a été précédé d’une autonomie religieuse croissante qui remonte, elle, à la Réforme protestante. L’on connaît les grandes étapes de ce bouleversement. Voltaire, épris de raccourci, pouvait écrire au siècle des Lumières: «On sait que l’Angleterre se sépara du pape, parce que le roi Henri VIII fut amoureux.»
C’est juste et c’est faux; Anne Boleyn ne fut jamais que la cause efficiente d’un premier Brexit qui conduisit Henri VIII à assumer la souveraineté sur son Église nationale (Acte de suprématie de 1534). Le pape redevint pour les Anglais ce qu’au fond il avait toujours été: le chef d’une puissance étrangère, l’évêque de Rome, ni plus ni moins.
Bernard Cottret
Professeur émérite de civilisation britannique à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en Yvelines. Auteur de «Tudors», Editions Perrin, 400 p.
La Réforme s’étend en Angleterre sur plusieurs décennies. Henri VIII ne se contente pas de rompre diplomatiquement avec le Saint-Siège, il s’approprie aussi les biens des moines et des moniales, qui vont dans un deuxième temps doper considérablement le marché foncier, en permettant à la noblesse seconde, ce que l’on appelle la gentry, d’arrondir son patrimoine. À la mort d’Henri VIII en 1547, l’Angleterre avait coupé les ponts avec Rome, mais elle ne s’était pas pour autant réformée. La Réforme, ce sont les règnes des souverains Tudors suivants qui la mènent à bien, à commencer par le petit roi Édouard, immédiatement comparé à Josias, ce roi de Juda du VIIe siècle avant notre ère, monté sur le trône quand il n’était qu’un enfant. Roi enfant, Édouard ne fut jamais un enfant roi. De 1547 à 1553, le jouvenceau trop grave règne sobrement sous la férule de ses oncles et de ses précepteurs avec lesquels il rédige inlassablement des traités de théologie réformée. «Nulle chose n’est si bonne ou excellente que connaissance, principalement de l’Écriture et parole de Dieu», écrit-il dans le français du temps, avant de poursuivre que «l’Écriture est assez pour notre salvation et justification, pource qu’en elle est contenue la somme de notre foi, de notre loi, et de notre espérance».
Pouvait-on réformer l’Église et le pays en suivant ces principes du sola scriptura, de l’Écriture seule que le protestantisme avait mis au cœur de sa doctrine? On voit alors un phénomène rarement noté par les commentateurs: cette Angleterre qui a rompu avec l’Europe latine se rapproche en fait du continent. Puissance insulaire, elle devient sur le plan religieux un lieu d’expérimentation exceptionnelle en accueillant les esprits les plus avancés de France, d’Italie ou du Saint Empire, sans oublier la Pologne. Le pays s’assure le concours de deux des poids lourds de la théologie du temps : l’Alsacien Martin Bucer et le Polonais Jan Łaski, correspondant d’Érasme et de Zwingli.
Le règne suivant, celui de Marie Tudor, fut évidemment moins heureux pour les protestants qui fournissent leur coefficient de martyrs «pour la foi»; plus de 200 d’entre eux terminent sur le bûcher. D’autres émigrent vers Strasbourg ou surtout vers Zurich où leur théologie subit un réel infléchissement doctrinal. Dans son Premier coup de trompette contre le monstrueux gouvernement des femmes, l’Écossais John Knox présente la reine Marie comme «une méchante femme», une «traîtresse» et une «bâtarde».
Confession originale
La reine Elisabeth Ire le prend assez mal lorsqu’elle succède à sa sœur en 1558. La fille d’Anne Boleyn n’en arrime pas moins solidement l’Angleterre dans le camp protestant, ne serait-ce que pour affirmer sa propre légitimité face à ceux qui lui reprochent le divorce de son père Henri VIII.
Ce seront, de 1563 à 1571, les Trente-neuf articles qui permettent de professer une foi protestante distincte de celle des Églises du continent, tout en restant en communion avec elles. On retrouve en ce document de synthèse tous les grands principes: autorité de l’Écriture, justification par la foi, existence de deux sacrements (baptême et sainte cène), communion sous les deux espèces, prédestination, utilisation des langues vernaculaires, refus de l’autorité du pape.
Le premier Brexit de l’histoire aura été profondément positif ; il aura permis à une confession originale de prendre son essor. Il fallait rompre avec Rome pour être pleinement soi-même. Espérons qu’en se séparant de Bruxelles, le Royaume-Uni saura faire bon usage de sa riche histoire. Good bye, Nigel! Farewell, Theresa… Partez. Mais sachez que votre place restera marquée parmi nous. Bernard Cottret/Réforme