Le malaise des juifs américains
Les larmes n’ont pas fait oublier les divisions. Dimanche, dans une interview à un journal orthodoxe israélien, le grand-rabbin ashkénaze d’Israël David Lau refusait de qualifier de «synagogue» le lieu de prière où a eu lieu l’attaque de Pittsburgh.
«Autogoals» à répétition
La raison? Les juifs qui s’y réunissaient formaient une congrégation non-orthodoxe. Comme 18% des juifs américains, ils étaient massorti, c’est-à-dire qu’ils avaient une lecture évolutive de la loi juive tout en conservant un cadre traditionnel. Une position non-orthodoxe méprisée par le rabbinat israélien, lié à l’Etat et conservateur, alors que plus de la moitié des juifs vivant aux Etats-Unis appartiennent à des mouvements non-orthodoxes (contre 8% des Israéliens).
Plusieurs heures plus tard, le Premier ministre Netanyahou désavouait publiquement le rabbin Lau, mais le mal est fait. «Ce mépris envers les juifs qui ne sont pas dans l’orthodoxie, c’est un vrai autogoal», relève Daniel Hoz, Israélien d’origine américaine qui vit à Rehovot, une petite ville au sud de Tel-Aviv. Les propos de David Lau montrent en tout cas l’écart entre la diaspora américaine et les orthodoxes formant la coalition de Benjamin Netanyahou, qu’il soigne pour gagner les prochaines élections.
«Il faut qu’on parle»
Au cours des derniers mois, les polémiques n’ont pas manqué. Il y a eu l’acceptation de la loi sur l’État-nation, affaiblissant potentiellement la pluralité religieuse juive en Israël. L’affaire du Mur des Lamentations: les courants non-orthodoxes de diaspora souhaitaient un espace mixte; or, la demande a été rejetée en juin par le Cabinet — 42% seulement des Israéliens y étaient favorables, contre 73% des juifs américains. On se rappelle aussi le scandale de la liste noire des rabbins de diaspora, qui permet au rabbinat israélien de remettre en cause les conversions effectuées — et de garder ainsi la mainmise sur la définition de qui est juif.
De façon plus anecdotique, il y a eu l’arrestation, brève, mais très remarquée, d’un rabbin non-orthodoxe en Israël, soupçonné en juillet d’avoir célébré un mariage non-casher. Cerise sur le gâteau: les propos de la vice-ministre des Affaires étrangères Tzipi Hotolevy, selon laquelle les juifs américains qui «n’ont jamais envoyé leurs enfants se battre pour leur pays» ont des «vies assez confortables». On ne s’étonnera donc pas que la conférence annuelle qui réunit l’establishment juif américain pour des discussions avec le gratin israélien avait cette fois pour titre: «Il faut qu’on parle».
un désamour croissant
«La majorité des Israéliens n’a aucun problème avec les mouvements juifs non-orthodoxes. Le problème, c’est l’investissement des ultra-orthodoxes dans la sphère politique», relève Shuki Friedman, directeur du centre d’études Religion, Nation et État au Centre israélien pour la démocratie. Les relations avec la diaspora juive ne sont cependant pas facilitées par l’attitude des Israéliens, affirme-t-il. «La plupart ne la comprennent pas vraiment et ne s’y intéressent pas tellement, à vrai dire. La situation économique et sécuritaire d’Israël les passionne nettement plus». Côté américain, «il est toujours plus difficile d’insuffler l’amour d’Israël à des congrégations qui savent qu’elles sont méprisées par le rabbinat et le gouvernement», tacle le rabbin Andrew Sacks, directeur de l’assemblée rabbinique du mouvement massorti en Israël. «Les condoléances, les paroles de réconfort, c’est très bien, mais on veut des actes. Voyez le ministre de l’Éducation Naftali Bennett qui fait de grands discours à la communauté massorti de Pittsburgh: en réalité, il fait partie des orthodoxes de droite qui nous sont les plus farouchement opposés», affirme-t-il avec colère.
Une indulgence coupable
La religion n’est pas le seul objet de conflit dans les relations entre de nombreux juifs américains et l’État d’Israël. Il y a un autre problème: Donald Trump. Contrairement aux Israéliens, majoritairement à droite, qui lui sont favorables, les juifs américains votent principalement à gauche, pour le parti démocrate. En juin, 71% des juifs américains désapprouvaient l’action de leur président, selon un sondage réalisé par l’American Jewish Committee. L’indulgence du président américain envers l’extrême-droite, très remarquée après Charlottesville où il avait qualifié des suprémacistes blancs de «gens très bien», est d’ailleurs considérée par de nombreux analystes comme ayant facilité un acte comme celui de samedi. Dimanche, un groupe de dirigeants juifs libéraux de Pittsburgh a écrit une lettre ouverte à Donald Trump affirmant qu’il portait une responsabilité dans l’attaque et lui signifiant qu’à ce titre, il n’était pas le bienvenu.
Le judaïsme en jeu
Et les Américains juifs qui vivent en Israël, comment se situent-ils? Une partie, très à droite, s’investit pleinement dans l’entreprise de colonisation des territoires palestiniens de Cisjordanie et se félicite d’événements comme le déplacement de l’ambassade américaine. Mais il existe aussi des juifs comme Hila Ratzabi, poétesse et éditrice, qui a grandi entre Philadelphie et New York et ne sait plus trop à quel rabbin se vouer dans ce contexte tourmenté. «L’Amérique est une terre de liberté. J’y ai appris un judaïsme empreint de justice sociale, qui avait pour but d’aider les oppressés, un judaïsme tolérant et libéral. En Israël, je me sens bien moins acceptée dans mes différences», affirme-t-elle. Cependant, elle n’envisage pas de revenir aux États-Unis «où des massacres comme celui de samedi peuvent survenir n’importe où à cause de la loi sur les armes.»
Menacés par un antisémitisme qui augmente aux États-Unis, rejetés pour leur libéralisme religieux en Israël, l’avenir des juifs américains non-orthodoxes n’a jamais été aussi incertain. Pourtant, c’est une partie du destin du judaïsme qui se joue à travers eux. En 2018, les États-Unis comptaient au moins autant de juifs qu’Israël.