Le point de vue d'un musulman soufi:"Il faut lire le Coran avec le coeur"

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Le point de vue d'un musulman soufi:"Il faut lire le Coran avec le coeur"

22 novembre 2001
Le Cheikh Khaled Bentounès est un spirituel musulman d'origine algérienne
Figure de proue de confrérie soufie Alawya, il en appelle à une lecture intérieure et personnelle de l'islam. Qui prime toute lecture juridique ou politique du Coran. Une voix à entendre dans le concert de ceux qui, après les événements du 11 septembre, en appellent, par-delà cultures et religions, à une nouvelle solidarité entre citoyens de la Planète bleue. Interview.§Le 11 septembre dernier, Ben Laden a revendiqué les attentats au nom de l'islam. Quelle a été votre réaction?Même si jusqu'à aujourd'hui, il reste un doute sur le commanditaire de ces attentats, ma réaction a été la stupéfaction de voir jusqu'où l'être humain peut aller dans l'horreur à l'égard de son prochain. Nous avons découvert qu'il n'y avait plus de limites dans la barbarie, comme si le XXIe siècle débutait par un acte qui ébranlait toute l'humanité. L'homme ne connaît pas de limite dans l'absurdité, dans la destruction, dans le malheur qu'il peut provoquer.

§Dès le déclenchement des frappes sur l'Afghanistan, Oussama Ben Laden en a appelé au nom du Coran à la solidarité musulmane contre les infidèles.Mon modèle n'est pas Oussama Ben Laden! Mon modèle, c'est le prophète Mahomet. C'est le modèle de tous les musulmans. Après le prophète, je prends comme modèles ses compagnons. Aucun d'eux ne nous a laissé dans l'histoire un acte qui nuise à autrui de cette façon-là! Dans le monde aujourd'hui, il y a beaucoup de gens qui se réclament de l'islam, des Oussama ou d'autres. Mon pays, l'Algérie, souffre du terrorisme. Rappelons-nous qu'au fil des ans, il y a eu là-bas des centaines de milliers de morts. Et à chaque fois, ceux qui commettent ces crimes, le font en se réclamant de l'islam.

§Ces gens-là, les reconnaissez-vous comme des frères en islam ?Je reconnais toute personne vivant sur cette planète comme un être humain. La frontière entre la folie et la sagesse est très mince. Dans notre conception de la vie, il faut guérir et non pas marginaliser. Il faut toujours tendre la main, comme l'a dit le prophète : "Aide ton frère, qu'il soit oppressé ou oppresseur!" A mon avis, il faut promouvoir entre les êtres humains une façon d'agir qui ne repousse pas quelqu'un dans sa folie destructive. La folie humaine laisse tellement de traces. Regardez ce qui s'est passé pendant la Première ou pendant la Seconde Guerre mondiale: des millions d'êtres humains sont morts. Pourtant aujourd'hui, les peuples qui se sont entredéchirés, ont fini par s'asseoir autour d'une table et comprendre que leur intérêt était dans la construction et dans la consolidation de la paix et de la justice. Il ne faut pas commettre l'erreur de marginaliser le monde musulman ou de le pousser dans ses ultimes retranchements. Chaque musulman aspire à vivre en paix, mais cette paix il faut qu'elle dispose de bases humaines et justes.

§En quoi votre lecture du Coran diffère-t-elle de celle des islamistes ?Je ne sais pas si elle diffère, mais je sais qu'il y a plusieurs degrés de lecture. Le premier verset qui a été révélé au prophète, fut: "Lis !"Ce ne fut pas: "Prie". La lecture du Coran est comparable à la lecture du grand livre de la création. Le grand livre de la médecine par exemple, c'est le corps humain, les microbes, les maladies. Le livre de l'astrophysicien, c'est l'espace, le livre du biologiste, c'est l'infiniment petit. Le grand livre de la foi musulmane, c'est le Coran dont le prophète a dit qu'il était le jardin des «connaissants ». Si les fondamentalistes font une lecture extérieure du Coran, s'ils s'attachent à la lettre du Coran, d'autres, comme les soufis, recherchent l'esprit de la lettre. Tout en prenant le Coran à la lettre et en l'acceptant en tant que tel, ils vont plus loin dans leur quête. Ce qui les amène à lire le Coran toujours dans la Présence, avec l'œil du cœur et avec l'oeil de la conscience.

§Un œil du cœur ou un œil de la conscience qui, dans certains passages difficiles qui appellent notamment au djihad (à la guerre sainte) contre l'infidèle, peut alors opérer des correctifs ?Cette Présence fait du Coran une parole vivante qui s'adresse d'abord à soi-même, avant de s'adresser à autrui. Quand le Coran parle de l'infidèle, c'est de notre infidélité avant toutes choses dont il est question. Et quand le Coran proclame: "Tu n'es pas un dictateur pour imposer l'islam ou la religion", il nous invite à méditer sur le fait que l'acceptation du message coranique ne peut s'effectuer sans contrainte.

§Le Coran doit-il donc toujours être référé à Dieu ?Il doit toujours être référé au divin. Il est la parole du divin adressée à l'homme, mais un homme dont le cœur et l'esprit sont ouverts à cette lecture par différentes voies. La raison a sa part, le sentiment en nous a sa part, la réflexion a sa part. Il faut laisser la lecture ouverte pour percevoir le texte, pour le vivre et pas seulement pour l'appliquer comme on applique une loi mathématique ou juridique. Pour certains le Coran, c'est un code de statut personnel, pour d'autres c'est une constitution ; pour le soufi, le Coran c'est le verbe divin. Cette parole s'adapte à chaque époque et elle nourrit l'être humain dans sa totalité. Elle nourrit sa réflexion, elle nourrit son cœur.

§Certains musulmans voient dans le Coran et dans les hadiths du prophète l'ordre d'instaurer un état islamique. Comment intégrez-vous cela à votre lecture du Coran, dans un contexte européen?Pour moi, l'état islamique n'est pas l'état en tant que constitution politique mais c'est d'abord l'état intérieur de l'être humain. Avant de parler d'autrui, le soufi parle de lui-même. Est-ce que je vis réellement l'état de musulman? Pour nous, c'est à l'être intérieur que s'adresse d'abord le Coran. Dans l'histoire, la divinité s'est adressée à un individu qui s'appelait Mahomet et il nous a légué cet héritage individuellement. Chacun d'entre nous doit vivre cet état de musulman. Et si il y a 10, 20, 30 personnes qui vivent cet état d'islam, alors à ce moment-là l'islam s'impose de lui-même. C'est comme cela que la première communauté musulmane s'est constituée. Elle ne s'est pas faite par la contrainte. Dans le premier état, à côté des musulmans, il y avait des polythéistes et des juifs. Tous ont échangé des pactes de protection pour mener ensemble une vie d'échange et de paix. Vouloir imposer par le haut un état islamique sans comprendre l'essence même de ce qu'est l'islam en nous, c'est mettre la charrue avant les bœufs.

§Cheikh Khaled Bentounès, est-ce que le 11 septembre n'a pas révélé une véritable "guerre" des interprétations entre les diverses lectures du Coran ?Cette "guerre" des interprétations a toujours existé. La société humaine est traversée de contradictions et d'intérêts divergents. L'être humain dans sa faiblesse, dans ses doutes, essaie d'interpréter à sa façon notre texte fondateur. Mais l'essentiel n'est pas là! Pour le XXIe siècle, cet essentiel, c'est de retrouver la fraternité adamique, comme l'a dit le prophète : "Vous êtes tous d'Adam, et Adam est de terre."

§C'est vraiment l'appel que vous adressez à la communauté soufie ?Il nous faut ouvrir les yeux sur les injustices de notre monde, sur la richesse d'un côté et la pauvreté de l'autre, sur les déséquilibres extraordinaires entre le Nord et le Sud . Au XXIe siècle, les habitants de la planète doivent prendre conscience de notre humanité commune, du fait que nous sommes tous d'Adam. Nous venons tous d'une même source. Donc dans l'éducation comme dans la gestion de la cité, il faut promouvoir une voie du milieu où chacun trouve sa place, où chacun puisse avoir le minimum. Une voie où l'humanité se retrouve avec un dénominateur commun. Qu'est-ce qui fait aujourd'hui que nous sommes un malgré ce qui se passe ? C'est un défi à l'humanité! Allons-nous relever ce défi? Allons-nous retrouver en nous la force et la sagesse de promouvoir la fraternité, la dignité et la justice pour tous pour un avenir qui nous concerne et qui concerne nos enfants et nos petits-enfants.

§Deux ouvrages du Cheikh Khaled Bentounès sont disponibles en français: "Le soufisme au cœur de l'islam", Paris, La Table ronde, 1996 et "L'homme intérieur à la lumière du Coran", Paris, Albin Michel, 1998.