Lytta Basset à Crêt-Bérard :Comment vivre quand on n'a plus d'espoir

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Lytta Basset à Crêt-Bérard :Comment vivre quand on n'a plus d'espoir

1 novembre 2002
Comment vivre quand on n’a plus d’espoir ? C’est par cette question que Lytta Basset, pasteure et professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne, poursuivra mercredi 6 novembre le cycle de conférences et d’ateliers qu’elle a inauguré à Crêt-Bérard (VD) au début de l’automne
Que ce soit dans son approche des thèmes du mal, de la souffrance, de la culpabilité ou du pardon, la théologienne implique toute son humanité et cherche les mots justes, en résonance avec la vie, ce qui lui a valu une très large audience. Interview.

Véritable défi personnel, le sujet que Lytta Basset a choisi d’aborder à Crêt-Bérard s’inscrit dans la perspective de son livre « Guérir du malheur ». La traversée de la nuit, la survie d’heure en heure, elle l’a vécue, éprouvée au plus profond de son être.

§Comment tenir le coup lors d’une grande détresse ?Au moment où trop, c’est trop, où la barque est pleine, où il y a une accumulation de choses qui lourdes à porter, on se demande comment on va tenir jusqu’à midi, puis jusqu’au soir. Les seuls repères dont je dispose, sont les autres qui constituent un filet de sécurité invisible. Savoir que quelqu’un pense à moi m’aide à ne pas être engloutie dans un abîme sans fond. C’est huit heures du matin, je me lève en dessous du minimum vital, j’ai besoin de la pensée de cette personne, de sa prière, de savoir que je peux l’appeler à dix heures, à midi. Ce repère-là est incroyablement agissant. Ce quelqu’un peut être un ami, un parent, un thérapeute, un pasteur, un prêtre, une personne dont je sais qu’elle ne m’enverra pas sur les roses. Le simple fait de dire ce qui me submerge à un moment précis, le simple fait de pouvoir confier à quelqu’un : « J’ai besoin de ne pas être toute seule dans cet abîme », est très important. Il faut pouvoir dire l’absurde de la vie, l’impossibilité de continuer la route, la douleur insupportable dans le cas d’un deuil, l’épouvante, et déjà ces mots-là sont des repères. Il y a une alchimie étonnante et très précieuse entre le mot au plus juste de l’expérience qu’on traverse et ce mot échangé avec quelqu’un qui l’entend.

§La survie passe-t-elle forcément par les mots ?Ca peut aussi être un geste de l’autre. C’est fou ce que les larmes dans les yeux de celui qui communique profondément avec notre détresse, peuvent nous faire reprendre pied. Le lendemain, le fait d’avoir surmonté cette journée donne un minimum de confiance dans la vie. C’est une petite passerelle. On a ouvert un chemin. Ce processus de mettre des mots sur ce qu’on vit, en lien avec quelqu’un qui l’entend, qui y pense, qui implore en silence Dieu de se manifester, ça consolide la possibilité d’être en relation. Ce qui noie tout espoir, c’est l’incommunicabilité. On voit des gens dans des situations humainement inimaginables qui tiennent le coup parce qu’ils ont un tissu relationnel étonnant.

Dans ces moments-là, on a l’impression que Dieu est quelqu’un de très lointain. Alors qu’il est justement dans ce mot à ce moment-là, dans cette parole tellement petite et humble, ce mot fragile et précaire qu’on essaie de dire à l’autre qui nous écoute. Dieu est dans cette parole.

§Comment Dieu permet-il cela ? se dit-on dans ces moments-là.On nous a appris que Dieu était bon, qu’il nous destinait à la vie la meilleure possible. Alors quand on est dans cet enfer-là, on ne reconnaît plus Dieu, on se dit que ce n’est pas possible, que ça ne colle pas avec Dieu. On le sent particulièrement absent. Avec la mort de notre fils, dans les mois qui ont suivi, tout a été pulvérisé. Dans ces moments-là, les croyants que nous sommes ne savent plus qui est Dieu. Un peu à l’image de Job qui, dans son malheur, ne parle pas pendant sept jours et sept nuits, et n’entend rien. L’idéologie chrétienne a tendance à ignorer complètement cette expérience. D’après elle, puisqu’on est chrétien, Dieu est toujours là. On vous dit quelquefois: « Ce n’est qu’une épreuve, Madame, ça va passer ». Dans ces moments-là, je ne pense pas à Dieu mais au Christ dont il a été dit qu’il s’est vidé lui-même pour être semblable aux humains. L’idée que Jésus a épousé notre condition humaine, a souffert, a été incompris, trahi, a perdu espoir, s’est senti abandonné de Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») , est au cœur de ma foi. Il a vécu des abîmes que nous vivons. Il connaît ça de l’intérieur. Son seul espoir, c’était de rester brancher sur Dieu. La résonance qu’on peut trouver dans l’histoire de vie de Jésus est phénoménale. Dans le malheur, c’est le Christ qui me fait tenir le coup. Dans le chaos et l’absence d’espoir, la seule chose qui demeure, c’est le visage de l’autre être humain, celui du Christ. L’humanité du Christ m’aide.

§On se sent souvent responsable de la souffrance qui nous arrive, et coupable.Tant que nous cherchons du côté de la cause de la faute, nous nous égarons. La raison du Mal nous échappe complètement. On ne peut pas prétendre comprendre. Plus la souffrance est injuste, plus nous cherchons à nous en débarrasser en lui trouvant une explication : tout s’explique si je suis coupable, si j’ai commis telle faute, alors ce qui m’arrive n’est plus absurde. Notre sentiment de culpabilité nous enferme dans un monde où il n’y a pas d’autre interlocuteur que nous-mêmes. Il n’y a pas de place pour l’Autre. Il me faut chercher à regarder le mal subi en face, me voir désagrégé-e, détruit-e, pour que je me sente enfin consolé-e, rejoint-e, accueilli-e par cet Autre qui se tient hors du monde de la culpabilité. Il ne s’agit alors plus de rendre Dieu coupable de ma souffrance ni d’avoir créé une vie indissociable de ce qui fait mal. La vie est plus forte que ces enfermements dans le malheur et le Mal.

§Toute expérience est en attente de sens, écrivez-vous dans « Guérir du malheur *».Toute expérience est en attente de direction. Pour le moment, je tourne en rond. Il va y avoir une ouverture. La vie ne devient alors plus un sens interdit. Je peux me diriger vers quelque chose. Le simple fait de marcher dans une certaine direction donne sens à ma vie : je marche vers quelque chose ou quelqu’un.

§Et quand vraiment la vie est impossible à vivre et que trop c’est trop ?Je respecte infiniment le choix de celui ou celle qui estime que sa vie est un enfer et qu’il ou elle ne peut plus continuer à le vivre. Il n’y a, pour moi, rien de contradictoire avec la foi. Je ne crois pas que Dieu ait destiné la vie à l’homme pour qu’elle soit un enfer. On se suicide parce qu’on aspire à une vie digne d’être vécue. Paradoxalement, c’est pour vivre qu’on meurt.

§*Lytta Basset, Guérir du malheur, éd. Albin Michel,2000.§