La collusion entre le sacré et le pouvoir renaît de ses cendres
Dans l’Europe vieillissante, désenchantée et matérialiste, il est néanmoins profitable en politique de déterrer les «racines chrétiennes». Les partis de droite tentent ainsi de sauvegarder un électorat fragile en le rempotant dans un terreau nourricier. Sans souci de logique, ils se font parfois aussi les défenseurs de la laïcité. Car leur véritable objectif est d’entraver la montée de l’islam, dépeint comme une religion étrangère, donc fausse.
La Suisse s’est distinguée en inscrivant, jusque dans sa Constitution, l’interdiction saugrenue de construire des minarets.On pouvait croire ces combats périmés. Mais la collusion entre le pouvoir et le sacré est persistante. Comme il n’y a que deux sources possibles au pouvoir, Dieu et le peuple, il est tentant de convaincre ce dernier que Dieu lui appartient en exclusivité. A l’image des rois de France se faisant sacrer à Reims, Nicolas Sarkozy fait étalage d’une pseudo-piété. Les despotes du monde arabe s’emmitouflent dans une prétendue fidélité au Coran, dont ils violent l’esprit.
Paul proclame qu’il n’y a plus grec ou juif, homme ou femme, maître ou serviteur, mais que tous ont une égale dignité et sont tenus à la solidarité au-delà des limitesdu clan.
Car une vocation première des religions est de conforter le pouvoir selon l’adage ejus regio, cujus religio (le peuple doit embrasser la religion du prince). C’est fatalement une religion de l’exclusion de l’étranger, puisqu’elle fonde l’appartenance nationale. Depuis l’Edit de Milan en 313, légalisant le christianisme dans l’Empire romain, jusqu’à la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis en 1776, séparant l’Etat des multiples Eglises, le christianisme fut dégradé en religion d’Etat, initiatrice des croisades, des pogroms et des guerres de religion.
En 1848, la Suisse moderne se garda d’instaurer une religion d’Etat, en confiant cette prérogative aux cantons, qui s’en donnèrent à cœur joie, réservant le droit au clocher à la confession régionale. La véritable question est de savoir si ces racines-là sont réellement chrétiennes ou si elles en constituèrent une perversion radicale. Dans son essence – et non dans son histoire –, le christianisme n’est en rien une religion de l’exclusion, de la xénophobie et de l’intolérance.
Abraham, le père mythique des trois religions monothéistes, était un sémite errant. Saint Paul proclame qu’il n’y a plus grec ou juif, homme ou femme, maître ou serviteur, mais que tous ont une égale dignité et sont tenus à la solidarité au-delà des limites du clan.
Ces fameuses «racines chrétiennes» sont donc celles d’un chiendent qu’il faut arracher. Elles perpétuent le sacré dans la religion: le magique, l’initiatique, le spectaculaire. Elles s’incarnent dans des rites maniaques, des apparitions problématiques, des miracles supposés, des morales infantilisantes, des clergés autoritaires.
Alliance«Dieu» intervient dans le monde selon son bon plaisir, viole les lois de la Nature, protège les uns (Gott mit uns) et renverse les autres, surveille jalousement chaque individu. Colonel, gendarme et juge, «Il» a naturellement partie liée avec le pouvoir et ses institutions. Cela constitua une régression dans le paganisme romain, où la religion n’avait rien à voir avec la spiritualité, mais avec l’ordre public dont elle était la caution sacrée. A rebours, le message de Jésus de Nazareth n’est pas de l’ordre du sacré, mais de celui de la sainteté. La collusion avec le pouvoir y est condamnée (Mon Royaume n’est pas de ce monde). L’alliance s’exerce à l’égard des plus faibles et non des plus forts.
Depuis quelques décennies, les églises se vident de tous ceux qui les encombraient uniquement par croyance au sacré et par dévotion au pouvoir: appartenance à un groupe social, respect de la tradition familiale, culte rendu au divin afin de se concilier ses faveurs. Si les églises ne sont plus les temples du pouvoir, inutile pour eux de s’y ennuyer. Mais paradoxalement ces croyants non pratiquants sont les premiers qui se réclament des racines chrétiennes, pour débusquer aujourd’hui les musulmans, comme jadis ils le firent des juifs.
La Suisse subit maintenant la tentation électoraliste de régresser dans l’ordre du sacré, qui adule le peuple et conforte les puissants.Le désenchantement du sacré est l’œuvre paradoxale du christianisme. La Nature n’est plus le jouet de divinités fantasques, tantôt hostiles, tantôt bienveillantes. On ne lui commande qu’en obéissant à ces lois et non en suppliant qu’elles soient violées par un Créateur omnipotent, à l’image des autocrates de jadis. Dès lors la fonction de la religion n’est plus de fournir de fausses explications à la Nature, ni de garantir le trône des puissants, ni de remplir les églises de fidèles contraints, ni de garder à leur place les pauvres, les humiliés et les offensés.
Les véritables racines du christianisme sont l’ouverture à tous et la solidarité avec les plus faibles. Les assimiler à la fermeture sur soi et à l’égoïsme (sacré) des nantis constitue une perversion radicale du message. La Suisse est une démocratie modèle, incarnant maintes valeurs chrétiennes de l’ordre de la sainteté (Nicolas de Flue), qui se retrouvent à l’identique dans le judaïsme et l’islam. Mais elle subit maintenant la tentation électoraliste de régresser dans l’ordre du sacré, qui adule le peuple et conforte les puissants.