Qui veut une Eglise, se paie ses services ? Sur le débat entre Etat et Eglises lancé à Neuchâtel
Par Jean-Pierre Thévenaz*
En effet, s’il doit y avoir de l’argent public pour les Eglises, ce n’est pas pour des services privés, mais pour un mandat public qui leur est confié – et on doit savoir pourquoi ce sont bien les Eglises chrétiennes qui le reçoivent. De par leur anthropologie de la fragilité et de la délivrance, les chrétiens se sont montrés capables d’une forme de présence et de parole qui est restée quasiment sans équivalent ni concurrent et à laquelle il a été fait appel pour les services publics depuis le 4e siècle.
Si les chrétiens s’étaient construits seulement leurs petites chapelles privées et ne célébraient que pour eux-mêmes à titre privé, ils n’auraient pas de charges publiques à assumer et n’en chiffreraient pas les coûts pour les faire payer par l’Etat. Ils se trouvent cependant un peu dépassés par la distinction qui se glisse aujourd’hui subrepticement dans leur anthropologie : entre la façon dont on prie pour soi-même (religion personnelle) et la façon dont on prie pour d’autres (reconnaissance générale).
Reconnaissance d'une vieC’est ce que les Eglises de Neuchâtel viennent de faire savoir dans un communiqué en début de semaine : « Les Eglises reconnues organisent des services funèbres non pas seulement en réponse à des attentes religieuses, mais pour offrir à toute personne un espace de reconnaissance digne, indépendamment de ses moyens financier. »
La cérémonie funèbre relève d’un choix religieux individuel que l’Etat n’a pas à reconnaître, a expliqué pour sa part Jean Studer, le conseiller d'Etat neuchâtelois en charge du dossier. Les trois Eglises ont donc invité les députés à interpeller le gouvernement sur sa compréhension de l’article 97 de la Constitution neuchâteloise et sur ce qu’il attend des Eglises dans les services jusqu’ici reconnus comme étant au service de la collectivité.
L’Eglise n’a pas été voulue par le Christ premièrement pour des services religieux aux non-croyants et à la collectivité, mais il lui en a donné la capacité et la force. Elle a donc été priée très tôt d’exercer de tels services : les Etats – d’abord les Empereurs romains et les Princes d’Ancien Régime – l’y ont appelée.
En quoi consiste cette capacité ? En une écoute et une ouverture de principe, et donc précisément pas en des formes privées et particulières de piété personnelle ! Les chrétiens croyant au Christ reçoivent la liberté d’écouter et de servir, de s’offrir librement aux besoins d’autrui.
Pour nourrir cette spiritualité, ils se paient une Eglise, celle dont ils ont besoin pour entendre le Christ. Mais qu’on ne leur demande pas de payer en outre l’usage de leurs capacités (de leurs forces pastorales, en fait !) qui est requis publiquement, avec ou sans décision d’Etat, à l’intention d’un peuple non pratiquant et peu croyant, pour ses rites de passage !
Qu’on sache en haut lieu – et dans les partis politiques et les sciences sociales – distinguer enfin correctement entre ces achats de services publics d’ordre spirituel et les besoins privés et particuliers d’une communauté qui se façonne elle-même !
Nous en sommes encore loin pour une autre raison, située en face, chez les chrétiens. Ceux-ci ne savent pas encore vraiment que, devenus peu nombreux, les disciples du Christ doivent se payer l’Eglise qu’ils veulent, plus petite et plus formatrice.
Celle-ci sera alors bien distincte, dans son fonctionnement interne, de toutes les tâches publiques auxquelles elle restera appelée à l’extérieur. Il pourrait toutefois être tentant pour ces croyants, afin que l’Etat leur finance leur Eglise, de l’identifier exclusivement à son rôle public gratuit. S'ils faisaient ce choix, leur rayonnement risquerait alors de s’en trouver biaisé en parole privée et en absence publique au lieu de rester une vraie présence et une pure gratuité.
Quand l’Etat appelle et paie des pasteurs au service de la société, ceux-ci ne font pas le même travail que lorsque des croyants s’offrent des maîtres à titre privé. Dites-moi : qui m’a mandaté, après le Christ, et pour quoi faire ?
Jean-Pierre Thévenaz
Né en 1944 à Neuchâtel, pasteur retraité des Eglises de Genève et Vaud, s’est spécialement préoccupé de présence des chrétiens dans la société et a obtenu en 2000 le grade de docteur en éthique à la Faculté de théologie de Lausanne avec un travail sur «La parole éthique des Églises européennes dans la crise du travail (1975–1985)».
Ses ministères en paroisse, en formation d’adultes puis en action sociale de proximité ont été menés à Genève dans l’Arve, à Aigle-Yvorne dans le Chablais vaudois et finalement à Vevey-Montreux.
Membre de l’Association « Eglise et Monde duTravail » (http://mondedutravail.eerv.ch), il suit les activités en éthique économique dans les Eglises suisses et européennes, notamment le Réseau « Action d’Eglise sur Travail et Vie » de la Conférence des Eglises Européennes.
A publié des articles depuis les années 1970, entre autres sur les conditions de vie et de travail des employés immigrés, la société multiculturelle, les crises économiques, le travail social chrétien et la formation des adultes.
A traduit en français vers 1970 la Théologie de l’Espérance et d’autres livres de J. Moltmann.
CITATION :
"L'Eglise existe pour ce qu'elle n'est pas, pour ceux qui n'y sont pas. Elle existe pour ce qu'elle n'est pas car, en amont, elle est le fruit d'un appel et d'un envoi de la part de Jésus-Christ - et l'on ne saurait confondre l'Eglise et Jésus-Christ. En aval, son horizon est le règne de Dieu - et l'on ne saurait confondre l'Eglise et le royaume. L'Eglise existe pour ceux qui n'y sont pas, en raison de sa nature missionnaire." (Laurent Schlumberger, président de l'Eglise Réformée de France. Sur le seuil. Les protestants au défi du témoignage, 2005, Olivétan, p.65)