Le véritable scoop de «l’Evangile de la femme de Jésus»: la transformation des normes de publication académique (peer-review)

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Le véritable scoop de «l’Evangile de la femme de Jésus»: la transformation des normes de publication académique (peer-review)

Claire Clivaz
28 novembre 2012
Quoi qu’il en soit de l’authenticité du fragment dit de l’«Evangile de la femme de Jésus», la publicité donnée à ce fragment aura eu l’avantage de mettre le projecteur sur le rôle des femmes dans certains mouvements chrétiens anciens, et de faire parler de textes apocryphes peu connus du grand public, comme l’Evangile selon Philippe. On ne peut que s’en réjouir.

Mais le véritable «scoop» de cet effet d’annonce se situe à un autre niveau...

, Un blog sur les Humanités Digitales

...car un article de Live Science, écrit par Jeanna Bryner, a signalé le 19 octobre que la Harvard Theological Review (HTR) retirait pour l’instant de la publication du numéro de janvier 2013 l’article de la prof. Karen King, dont le brouillon est disponible online.

Comme je l’avais développé dans mon blog du 23 septembre , le point le plus intéressant de cet épisode médiatique est sans doute son impact en termes de culture digitale, et la transformation qu’il annonce du système «peer-review» des articles scientifiques en sciences humaines, pilier sans faille du débat et de la promotion académique.

La suspension de la publication par la HTR suscite diverses réactions, relayées par J. Bryner: Andrew Bernhard, diplômé d’Oxford, considère qu’on assiste probablement là à un moment historique dans l’histoire des processus académiques, en assistant à un progrès vers l’ouverture et la transparence dans le système du «peer-review». Hershel Shanks (Biblical Archeological Society) qualifie quant à lui d’«honteux» et de «couard» le retrait de l’article par HTR, tandis que Robert Bagnall, célèbre papyrologue qui a cautionné l’authenticité du document, se tait prudemment en attendant la fin de l’expertise.

Tournant annoncé

Il est passionnant de voir se réaliser ici un tournant annoncé depuis au moins trois ans par Kathleen Fitzpatrick dans son excellent ouvrage Planned Obsolescence. Publishing, Technology, and the Future of the Academy, disponible online : «je souhaiterais suggérer que le moment est venu de considérer que nous pouvons obtenir de meilleurs résultats en séparant la question de l’accréditation de celle du processus de publication, en permettant un large accès à la publication, et en mettant au point un processus de peer review post-publication qui mette en lumière la manière dont un texte académique doit être reçu, plutôt que comment il doit être produit».

De fait, l’exemple de l’article de Karen King publié online sous forme de brouillon ouvre la porte à cette étape. Premièrement, il fait mention au début du texte du travail des reviewers officiels, nouveauté pour HTR. Deuxièmement, il est en ce moment en train d’être «reviewé» par de nombreux pairs, sur de multiples sites web, y compris sur ce blog. On voit que ce qui manque ici, c’est la centralisation et la modération des informations.

En effet, comme je l’ai souligné dans mon blog précédant, Harvard n’a pas été jusqu’à oser la mise en discussion – le processus peer-review post-publication – de l’article «brouillon». Il aurait fallu, il faudrait encore le faire, plutôt que batailler sur l’accès à une publication dans une revue dont le format n’est plus satisfaisant.

N’est-il pas quasi tautologique d’affirmer que nous sommes désormais à un tournant similaire, et que la qualité des échanges et de la pratique scientifique en sciences humaines et sociales demande, exige, appelle la transformation du système de production académique

Le regard historique est ici plus qu’instructif: le 17ème siècle a vu la naissance des revues scientifiques, parce que c’était le meilleur moyen de diffuser rapidement des opinions. Dans le monde anglo-saxon, ce sont les « Philosophical transactions » qui ouvrirent le bal des articles académiques en 1662. Dans le monde francophone, comme le rappelle Dominique Vinck dans un article (Hermès 57, 2010), c’est le «Journal des Savants» qui en 1665 succéda au système informel des 200 correspondants épistoliers du Père Mersenne à travers toute l’Europe.

N’est-il pas quasi tautologique d’affirmer que nous sommes désormais à un tournant similaire, et que la qualité des échanges et de la pratique scientifique en sciences humaines et sociales demande, exige, appelle la transformation du système de production académique? Comme le propose Kathleen Fitzpatrick, il faut désormais dissocier le moment de la publication de celui de l’accréditation. Il faut mettre en place une modalité efficace de peer-review post-publication, qui modère et intègre les meilleurs réactions du domaine sur la question.

Qu’aurons-nous alors fait? Rien d’autre que ce que le philosophe Charles S. Peirce exprimait si clairement il y a plusieurs décennies: «L’origine même de la conception de la réalité montre que cette conception implique essentiellement la notion d’une communauté sans limites définies et susceptible d’une croissance indéfinie de la connaissance. Et ainsi ces deux séries de connaissances – le réel et l’irréel – comprennent celles qu’à une époque suffisamment future la communauté continuera toujours de réaffirmer, et celles que, dans les mêmes conditions, elle ne cessera jamais de nier» (Peirce, The Essential Peirce, vol. 1, Houser et alii (éd.), p. 52).

BIO EXPRESS

1971: naissance à Lausanne (CH)

1989-1994: études de théologie à Lausanne et à Paris

2000-2006: pasteur à Lutry (CH) et recherche en théologie

2003-2004: bourse FNS à Harvard (USA)

2007: doctorat en théologie à Lausanne

Depuis 2008: professeur assistante en Nouveau Testament et littérature chrétienne ancienne (Université de Lausanne)

Dernière publication: P. Bornet, C. Clivaz et alii, La Fin du Monde, Labor et Fides, 2012.

Mère de trois enfants

Citations

Es 54,2: « Elargis l'espace de ta tente... Ne retiens pas! Allonge tes cordages et affermis tes pieux! »

« Qu'un seul être souffre moins et le monde est déjà meilleur. »