Religion emprisonnée

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

Religion emprisonnée

Sophie Badoux,
18 décembre 2012
Récemment nommée professeure assistante à l’Institut de sciences sociales des religions
contemporaines, Irene Becci revient à l’UNIL plus de quinze ans après y avoir fait ses études en sociologie. Le coeur de ses recherches: la religion en milieu carcéral.

Uniscope

« Le choix va être vite fait, je suis végétarienne», s’exclame Irene Becci devant la carte du restaurant de Dorigny. Légèrement essoufflée, s’excusant de ses quelques minutes de retard, elle opte pour le plat du jour sans viande, tout en enlevant sa veste et en saluant de la tête des collègues qu’elle reconnaît à une table.

Faire trois choses à la fois tout en étant attentive à chacune, un mode de vie pour cette professeure assistante depuis juillet 2012 à la Faculté de théologie et sciences des religions. Si elle s’est intéressée au milieu fermé de la prison, Irene Becci apparaît comme une femme libre dans ses idées et ses mouvements, qui n’a eu de cesse d’observer les pratiques sociales et de multiplier les expériences et les rencontres ici et là.

Née à Zoug en 1973 de parents italiens, Irene Becci choisit de venir étudier les sciences sociales à Lausanne pour pratiquer le français. De retour à l’UNIL plus de quinze après, elle avoue avoir de la peine à intégrer les nouveaux noms des bâtiments: « Je dis toujours le B1 et le B2… » Outre ce détail de vocabulaire, la jeune professeure semble déjà prendre sa place dans la communauté UNIL.

Au sein de la Commission égalité et de son groupe de travail de la FTSR, elle participe à l’élaboration d’un plan visant une meilleure répartition des postes entre hommes et femmes. Mariée et mère d’une petite fille de 4 ans, Irene Becci plaide pour plus de souplesse en matière de partage des postes de professeurs et de temps partiels pour les hommes. La flexibilité, une valeur qui incarne bien le caractère et le parcours de vie de la sociologue.

Tant que ça bouge

Pendant ses premières années d’études à Lausanne, Irene Becci fait un Erasmus à l’Université de Rome La Sapienza, un échange qui présage son attrait pour les voyages d’ordre académique. Son master en poche, la jeune universitaire maîtrise déjà trois langues nationales. Une compétence qu’elle voit aujourd’hui comme une grande chance pour développer des projets de recherches en collaboration au niveau suisse. 



Elle découvre son intérêt pour les sciences des religions en participant à un projet de recherche du FNS pendant trois ans aux côtés de Roland Campiche, grande figure de ce domaine, qui fondera l’Observatoire de sociologie des religions en 1999. Au cours de ce projet, elle a l’occasion de rencontrer Jim Beckford, sociologue des religions anglais.

Ce précurseur d’importants travaux sur la religion en prison devient son directeur de thèse. Un doctorat - une réflexion sur la religion et la prison qui compare les pratiques en Suisse, en Allemagne de l’Est et en Italie en entrant dans les pénitenciers par la porte de l’aumônerie - qu’elle accomplit à l’Institut universitaire européen de Florence.

Pourquoi cet intérêt particulier pour la prison?

Après avoir découvert la thématique au travers de Surveiller et punir de Michel Foucault, Irene Becci veut décrypter et saisir la société grâce à la compréhension du milieu carcéral, car les rapports de pouvoir y deviennent plus clairs et transparents. « La prison – l’exclusion de la communauté pour ceux qui dévient des règles – c’est une solution de facilité pour la société, et on n’a pas vraiment essayé de chercher un meilleur système. »

La prison? C’est un milieu déprimant, une atmosphère dure et triste à laquelle on n’est absolument pas préparé en tant que chercheur.

« C’est un milieu déprimant, une atmosphère dure et triste à laquelle on n’est absolument pas préparé en tant que chercheur. Je n’y ai cependant jamais eu peur. Mais après y avoir passé une journée, il me fallait quatre ou cinq jours pour retrouver de l’optimisme. L’image est bien loin de celle de l’hôtel de luxe parfois véhiculée. Mais c’est aussi, pour certains détenus, une protection envers l’extérieur qui leur offre la possibilité de se reconstruire. »

Elle commence son doctorat au moment des attaques du World Trade Center de New York, son sujet de thèse devient donc un thème d’actualité. La sociologue est beaucoup sollicitée pour parler de l’islam dans les milieux carcéraux. Elle se rend d’ailleurs une année à New York, avant d’approfondir le thème de l’altérité religieuse dans son travail postdoctoral à l’Institut Max Planck d’anthropologie sociale en Allemagne, dès 2006.

Religieux dans les institutions étatiques

Un livre tiré de ses recherches doctorales et postdoctorales paraît en décembre 2012 sous le titre Imprisoned Religion. On y retrouve la vision de prisonniers, d’ex-détenus ou d’aumôniers sur le rôle si particulier de la religion en prison. « C’est la seule liberté en prison. Le contexte social carcéral donne à la religion une importance particulière. Cela aussi du fait que les détenus ont beaucoup de temps pour y penser. »

Tout aussi fervents qu’ils soient à l’intérieur de la prison, quand ils en sortent, les détenus cessent très souvent de s’appuyer si fortement sur la religion. Ils ont beaucoup d’autres soucis à régler, et la religion n’est plus un facteur de réintégration au sein de la société.

Pendant qu’elle effectue ses recherches postdoctorales, Irene Becci reçoit aussi un financement du FNS dans le cadre d’un programme de recherche national intitulé « Collectivités religieuses, Etat et société ». « Ce PNR, c’est le fil rouge qui m’a ramenée vers la Suisse, sinon je ne sais pas si je serais là aujourd’hui. J’ai établi des contacts et développé un réseau avec de nombreux chercheurs et institutions suisses. Aujourd’hui je me sédentarise un peu! »

Ayant observé la cohabitation forcée de nombreuses religions au sein des prisons, Irene Becci élargit aujourd’hui son champ de recherche. « J’ai constaté le développement de nouvelles spiritualités en prison et je souhaite travailler sur cette zone grise du religieux dans toutes les institutions étatiques. Quelle gestion la société d’aujourd’hui assure-telle à propos de l’émergence de ces formes de spiritualité? » C’est un des buts de sa chaire « Emergences religieuses et nouvelles spiritualités », qui a permis à Irene Becci de s’échapper du monde clos de la prison.

  • A lire: Irene Becci, Imprisoned Religion, Transformations of Religion during and after Imprisonment in Eastern Germany, Ashgate, 2012
Bio express

  • 1973 Naissance à Zoug
  • 1998 Licence et maîtrise en sciences sociales à l’UNIL, dont un an à La Sapienza à Rome
  • 1998-2001 Collaboration à la recherche FNS « Religion et lien social en Suisse » avec Roland Campiche
  • 2001-2006 Doctorat en sciences sociales à l’Institut universitaire européen de Florence dont une année à New York
  • 2006-2010 Postdoctorat à l’Institut Max Planck d’anthropologie sociale (Allemagne)
  • 2007-2011 Dirige une étude sur les enjeux sociologiques de la pluralité religieuse dans les prisons suisses dans le cadre d’un programme de recherche national, « Collectivités religieuses, Etat et société »
  • 2010-2011 Enseignante à l’Université de Bielefeld (Allemagne)
  • 2011-2012 Enseignante à l’Université de Potsdam (Allemagne)

/p/p