Initiative Minder : la parole aux riches
Par Matthieu Mégevand
Le rendez-vous est pris dans un immeuble discret de la Grand-Rue à Genève. Parfaitement ponctuel, Patrick m’accueille et me dirige jusqu’à une salle de conférence. Aux murs, des cartes du monde et d’Europe parsemées de punaises qui indiquent chacun des pays dans lesquels sa fondation est implantée. Patrick est un ancien gérant de fortune reconverti dans le mécénat. La fondation qu’il gère désormais octroie plusieurs dizaines de millions de francs chaque année pour des projets humanitaires, culturels, éducatifs, dans le monde entier.
Echange d’amabilités faite, nous passons aux questions intimes. Qu’est-ce que cela fait, d’être riche, définitivement à l’abri du besoin? Patrick parle d’une voix douce, il chuchote presque: «ça ne fait pas mal, commence-t-il par répondre ironiquement. Honnêtement, c’est une situation confortable, sécurisante, et qui apporte une stabilité très agréable. Ensuite bien sûr, le plus important à mon sens, c’est de savoir rester discret».
"Pour vivre heureux, vivons cachés"Ce souci de la discrétion reviendra tout au long de notre conversation. Patrick ne cache pas sa satisfaction et son bien-être: il peut voyager où bon lui semble, dîner dans les restaurants qu’il apprécie, s’offrir les plaisirs qu’il affectionne. Mais pas plus. «Faire le concours de la plus grosse voiture, du plus gros yacht, de la plus grosse villa, je trouve ça ridicule. Un peu de décence! Ma devise c’est, "pour vivre heureux, vivons cachés". Savoir faire profil bas».
L’argent qu’il a gagné pendant ses années de gérant de fortune dépasse de très loin ce que la plupart de ses concitoyens possèdent. Comment vit-il cette différence ? Se sent-il coupable ? «Honnêtement, non. J’ai beaucoup travaillé, cet argent je ne l’ai pas volé. Bien sûr je n’ai pas plus de mérite qu’un autre, et j’ai eu de la chance. Mais j’estime que je peux profiter de ce que j’ai, sans être clinquant, ni faire des extravagances. De tout façon, même si je donnais tout ce que je possédais, il resterait des pauvres; alors à quoi bon? Autant profiter sans excès de ce qu’on a.» Et que pense-t-il de l’initiative Minder ? «Pas grand-chose, je ne crois pas que cela changera quoi que ce soit.»
Avant de nous quitter je soumets à Patrick cette fameuse phrase de l’Evangile de Marc: «il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu». Il sourit. «Chacun sa croyance. Personne n’est revenu de l’autre monde pour confirmer cette affirmation. Pour ma part, je suis serein: j’ai ma conscience avec moi.»
«On dirait du François Hollande»L’ironie commence en bas de l’immeuble. Le voisin direct de Nicolas, homme d’affaire, avocat, mécène et surtout très grosse fortune, est une permanence du syndicat Unia. Le décor est posé.
C’est le troisième rendez-vous que Nicolas annule. Le quatrième sera le bon. Presque une demi-heure de retard tout de même, pendant laquelle, installé dans son bureau qui fait bien 50 m2, j’ai le temps de passer en revue les tableaux de maître, sculptures en bronze, montagnes de dossiers et écrans plasmas qui habillent la pièce. À peu près l’image que l’on se fait d’un bureau de grand patron.
Nicolas arrive, le pas décidé, cigare invariablement vissé au bec, des yeux bleus qui ont toujours l’air d’être sur le point de pleurer. Il me salue, se sert un verre, s’installe sur le canapé et d’un ton qui n’a pas de temps de à perdre, me lance un «alors» bien ferme. «Qu’est-ce que cela fait d’être riche? Je crois que vous vous êtes trompé de personne! Parce que d’une part je ne me considère pas comme riche, d’autre part je ne sais pas combien je gagne!»
Renseignements pris avant l’entretien, Nicolas gagne, et gagne beaucoup. Sans doute des dizaines de millions de francs chaque année. Il faut donc insister. «Si être riche signifie pouvoir faire ce qu’on a envie de faire, investir là où on le désire, vivre selon ses passions, alors oui, je suis riche! Mais je n’ai pas l’impression d’être différent. Je refuse de payer pour des jets privés, je prends des avions de ligne comme tout le monde, quand je retourne dans ma ville natale mes copains m’accueillent comme un des leurs.»
Nicolas me parle de sa famille, de sa femme, de son copain d’enfance Marcel au chômage; puis du Paris-Dakar, de mines d’or, de l’Union européenne. Il s’emporte, saute du coq à l’âne, se lève, perd le fil. C’est un personnage, fantasque, passionné, foncièrement égocentrique et sans doute généreux. «Non je n’ai pas eu de la chance d’en arriver là! J’ai travaillé comme un dingue et pris des risques!» Et puis, dix minutes plus tard: «oui, j’ai eu de la chance c’est vrai. Mes parents m’ont tellement donné!»
Je ne me considère pas comme riche, (...) je ne sais pas combien je gagne!Se sent-il parfois coupable de posséder autant au milieu d’une multitude moins bien lotie? «Non, jamais!», répond-il sur la défensive. Et puis en creusant un peu: «c’est vrai que parfois, j’ai honte de passer avec ma grosse bagnole devant des mendiants. Mais c’est con comme sentiment, je lutte contre! Le bon
sentiment, c’est de ne pas ressentir les différences!». Ce souci de ne pas se différencier, de vouloir être semblable aux autres revient sans cesse et semble hanter l’homme d’affaire.
«Je sais que je suis généreux, et je donne beaucoup. Mais pas parce que je me sens coupable, parce que c’est mon devoir d’humain! Un jour un vieil ami me dit "ouah elle est belle ta voiture", je lui ai répondu, "ben tiens, je te la donne si tu la veux", et il est parti avec. Voilà comment je fonctionne.»
On sent les tensions antagonistes qui tiraillent Nicolas: celles qui lui font aimer sa vie d’aisance, sa richesse, sa liberté, qu’il ne perdrait pour rien au monde; et puis une espèce de remord, un malaise de détenir autant et de ne pas en faire assez. «Est-ce que je pourrais faire plus? Oui, sans doute. Mais je travaille trop, je manque de temps. Je me rappelle que mon père disait : "passer avec sa Rolls-Royce devant un vieux qui attend le bus, c’est tout simplement honteux". Un peu sec mais peut-être qu’il n’avait pas tort... ».
Et cette parole de Jésus, «il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu», qu’en pense-t-il? Nicolas s’étire, avale une bouffée de son cigare, et répond: «Honnêtement? Moi, ça me fait penser à du François Hollande! Cette manière de stigmatiser les riches, comme s’ils étaient inhumains, apatrides, etc. Mais les riches ne sont pas une catégorie, c’est un état! Ca n’a aucun rapport avec une qualité. C’est tellement simpliste! On cherche des boucs-émissaires plutôt que de régler les vrais problèmes!».
L’entretien s’interrompt abruptement, Nicolas, qui n’a pas vu filer l’heure, doit se rendre à son prochain rendez-vous. Sur le pas de la porte et tandis qu’il me sert la main, il me glisse en guise de conclusion: «le riche n’est pas différent des autres, notez bien ça dans votre papier. Il défèque et mourra tout pareil au pauvre». Sa Jaguar l’attend sur le parking. Nous n’avons même pas eu le temps de parler de l’initiative Minder.