Des sauterelles au menu?

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Des sauterelles au menu?

Olivier Bauer
5 juin 2013
Ce printemps, l'hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné publiait sous le titre «Cinquante nuances de cricris» cet entrefilet:

professeur agrégé à la Faculté de théologie et de sciences des religions - Université de Montréal

«À la suite d’une invasion de sauterelles au sud d’Israël, les rabbins ont dû répondre à cette grave question: le criquet est-il casher, donc comestible? Vaste question qui suscite des interprétations diverses des textes religieux. Ainsi un rabbin séfarade met-il en garde contre “une possible confusion entre différents insectes” et déconseille la consommation de criquets. Un autre prévient (“Le Figaro”, 8/3): “Je dois d’abord examiner ces criquets pour vous dire s’il est possible de les consommer.” En cas de doute, mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses essaims.»

Pour situer le débat, je rappelle en quoi la question de la consommation des sauterelles peut faire débat dans le judaïsme. Le livre biblique du Lévitique proscrit la consommation de «toute bestiole ailée qui marche sur quatre pattes», à une nuance près:

«Toutefois, de toutes les bestioles ailées marchant sur quatre pattes, voici celles que vous pouvez manger: celles qui, en plus des pattes, ont des jambes leur permettant de sauter sur la terre ferme. Voici donc celles que vous pouvez manger: les différentes espèces de sauterelles, criquets, grillons et locustes.» Lévitique 11, 21-22

Même si la distinction que fait le Lévitique entre pattes et jambes, entre marcher et sauter me paraît à la fois oiseuse et spécieuse, je comprends la prudence des rabbins.

Même si la distinction que fait le Lévitique entre pattes et jambes, entre marcher et sauter me paraît à la fois oiseuse et spécieuse, je comprends la prudence des rabbins. La subtilité de la Loi ne laisse pas de place à l’approximation. Avant de songer à les consommer, il convient de savoir précisément de quelles sauterelles, criquets, grillons ou locustes il s’agit.

J’ajoute que, même si l’article du Canard enchaîné ne l’évoque pas, la prudence des rabbins doit être renforcée par la valeur symbolique de la sauterelle dans l’histoire juive. Car depuis l’Exode, une invasion de sauterelles est une calamité que Dieu inflige à l’Égypte. Pour punir, le Pharaon refuse d’accorder à Moïse la libération des esclaves hébreux:

«Les sauterelles s'élevèrent au-dessus de tout le pays d'Egypte et se posèrent sur tout son territoire: une telle masse de sauterelles qu'il n'y en eut jamais autant, avant comme après. Elles recouvrirent tout le pays qui en fut obscurci. Elles mangèrent toute l'herbe du pays et tous les fruits des arbres restés après la grêle. Il ne resta rien de vert sur les arbres et dans les prairies de tout le pays d'Egypte.» Exode 20, 14-15

Alimentation et religion

Plus largement, je trouve dans cet entrefilet matière à réflexion pour le théologien qui réfléchit sur les liens entre alimentation et religion. L’information du Canard enchaîné repose sur deux présupposés implicites quant à l’impact de la religion sur l’alimentation.

Premièrement, quelle est la relation entre l’invasion de sauterelles et leur comestibilité? Sont-elles plus ou moins comestibles selon qu’elles sont plus ou moins nombreuses? Je gage que non. L’information repose sur le raisonnement suivant: si les sauterelles sont comestibles, alors les habitants du sud d’Israël les chasseront ou les récolteront (je ne sais pas exactement quel terme appliquer aux sauterelles), ce qui permettra d’en combattre l’invasion.

Et deuxièmement, l’article postule que ce sont les rabbins qui décident ce qu’un juif mange. Ce qui n’est pas tout à fait exact. Car si déclarer les sauterelles casher ouvre la possibilité de leur consommation, elle ne la rend pas pour autant obligatoire. Aucun juif n’est contraint de manger toutes les nourritures casher.

Et il ne suffira probablement pas que les rabbins déclarent ces sauterelles casher, pour que les habitants du sud d’Israël se mettent à les manger. Il faudrait encore qu’ils en aient l’envie, qu’ils en apprécient le goût, l’odeur et la texture, qu’ils trouvent une façon plaisante de les préparer.

Les deux présupposés sont paradoxaux sans être contradictoires. Chacun à leur manière, ils viennent confirmer la nécessité de réfléchir rigoureusement les liens entre la religion et l’alimentation.