Kierkegaard et ses pseudonymes

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Kierkegaard et ses pseudonymes

15 mai 2013
Søren Kierkegaard* a soigneusement élaboré son œuvre, en variant les genres utilisés: traités philosophiques, récits, paraboles, aphorismes, journaux intimes, articles de journaux, discours édifiants, etc. Mais il a surtout aussi donné la parole à différentes voix, puisqu’il a publié la plupart de ses ouvrages sous des pseudonymes.

Il a signé ses discours édifiants (près d’une centaine!), qu’il disait avoir écrits de la main droite, avec son propre nom, affublé d’un titre universitaire: «Magister Kierkegaard». Par contre, son œuvre écrite de la main gauche est assumée par toute une série d’auteurs aux noms fantaisistes: Victor Eremita, l’assesseur Wilhelm, Johannes de Silentio, Constantin Constantius, Vigilius Haufniensis, Hilarius le Relieur, William Afham, Frater Taciturnus, Johannes Climacus, et plus tard Anti-Climacus!

Kierkegaard s’est parfois même amusé à faire dialoguer ses auteurs pseudonymes, l’un critiquant l’autre ou encore l’un commentant une œuvre de Magister Kierkegaard. Dans l’un de ses ouvrages, Johannes Climacus consacrera même tout un chapitre à un «coup d’œil sur une tentative simultanée dans la littérature danoise», commentant les œuvres des autres pseudonymes!

Pourquoi cette pluralité de voix?

Deux soucis semblent avoir animé Kierkegaard. D’une part, il faut éviter que les lectrices et lecteurs ne s’intéressent trop à l’auteur Kierkegaard, car ce serait un intérêt déplacé. L’œuvre veut traiter de l’existence comme d’une tâche à laquelle chacune et chacun doit se vouer, et ainsi la multiplicité d’auteurs vise à détourner les lectrices et lecteurs de l’auteur pour les renvoyer constamment à leur propre tâche d’existence.

D’autre part, pour confronter les lectrices et lecteurs aux enjeux fondamentaux de l’existence, il faut leur proposer différents points de vue sur l’existence, qui entrent en rivalité les uns avec les autres, des positions alternatives, et c’est justement la tâche des auteurs pseudonymes. Ils explicitent différentes manières d’assumer l’existence, que Kierkegaard appelle des «sphères d’existence».

Ainsi, Victor Eremita publie dans «Ou bien – ou bien» les papiers, trouvés dans les tiroirs d’un vieux secrétaire, d’un auteur A et d’un auteur B, présentant deux manières de voir la vie humaine, qu’un discours édifiant à la fin du gros volume renverra dos à dos en soulignant «qu’envers Dieu nous avons toujours tort».

L'esthète, l'éthicien et l'homme religieux

Kierkegaard a distingué quatre principales sphères d’existence. L’esthète conçoit la vie comme un incessant jeu de possibilités et il s’attache à en tirer le plus de plaisir possible, sans jamais se déterminer une fois pour toutes, profitant des chances qui s’offrent à lui. L’éthicien, en revanche, est l’homme du choix. Se choisissant lui-même comme la tâche qu’il a à accomplir, il assume ses fonctions dans un constant souci de fidélité à lui-même, attaché à être ce qu’il doit être là où il se trouve, bon mari, bon père, bon assesseur, bon citoyen, etc.

Pour l’homme religieux, l’existence est placée sous le signe de la relation à une instance absolue qui l’interpelle, le revendique, qui attend de lui qu’il lui voue tous ses efforts existentiels. Ainsi, l’homme religieux vit sa vie devant Dieu. Dans cette troisième sphère, Kierkegaard a distingué deux formes, qu’il appelle la religiosité A et la religiosité B.

Si la première est le propre de tout homme religieux confrontant sa vie à la transcendance, la seconde est spécifique à la foi chrétienne: pour elle, une tension absurde vient s’ajouter dans la mesure où cette transcendance est venue dans l’immanence. Dieu lui-même est devenu un homme, allant parmi nous, partageant notre destinée, suprême folie!

Ainsi, entre ces diverses sphères, aux lectrices et lecteurs de se situer! Tua res agitur, ou, en français: il en va de toi, ton existence est en jeu, et donc aussi ta vérité, ta liberté!

*Nous célébrons le bicentenaire de Kierkegaard cette année: lire la chronique du 1er mai. Une 3e et dernière chronique de Pierre Bühler sur le philosophe danois vous parviendra dans quinze jours.