«Le problème éthique le plus épineux depuis 3000 ans»

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

«Le problème éthique le plus épineux depuis 3000 ans»

Reinhard Kramm
18 juillet 2013
L’éthicien Dominic Roser étudie les questions morales que soulève le changement climatique. Il ne se montre pas très encourageant: pour lui, le problème dépasse les capacités humaines. Interview.

et Felix Empire, reformiert.info

Beaucoup de personnes ne supportent plus d’entendre parler du «changement climatique», jugeant le problème trop complexe. En avez-vous quelquefois assez, vous aussi, de la discussion sur le climat?

Je m’occupe de ce phénomène depuis dix ans et je considère que c’est un problème hautement intéressant. Mais je comprends que certains ne veuillent plus en entendre parler. Pourtant, il concerne la vie quotidienne de tout le monde. Presque chaque acte de la vie provoque des émissions. En même temps, les problèmes qui sont liés à cela sont extrêmement abstraits et difficiles. Notre cerveau ne semble pas équipé pour les résoudre.

Dans quelle mesure le changement climatique est-il un problème moral?

C’est une question de justice sociale: le changement climatique constitue le plus grand problème de redistribution dans l’histoire de l’humanité, et il exige des solutions entièrement nouvelles. Nous ne pouvons en aucun cas nous borner à appliquer les solutions éthiques que l’humanité pratique depuis trois mille ans.

Qu’est-ce qui différencie le changement climatique des problèmes éthiques «normaux»?

Si, pour arriver plus vite à la maison, je traverse à vélo un champ prêt à être moissonné, tout le monde vous le dira: c’est une faute morale. Mais si je prends ma voiture et que je circule sur la route, cela ne semble pas poser de problème moral. Pourtant, la voiture produit des émissions qui, avec celles d’autres véhicules, causent des dommages aux moissons des décennies plus tard, à l’autre bout du monde.

Et pourquoi notre éthique traditionnelle n’est-elle pas en mesure de résoudre de tels problèmes?

Notre cerveau et notre réflexion éthique traditionnelle ne sont pas orientés sur un horizon de plusieurs décennies pour réfléchir à l’avenir et assumer nos responsabilités au niveau mondial. Nous réfléchissons avant tout à court terme et dans la proximité. Nous parlons par exemple de l’amour du prochain, pas de l’amour du lointain.

Sous l’angle du court terme et de la proximité, le changement climatique n’est donc pas vraiment un problème?

Nous avons du mal à distinguer la dimension morale dans toute son ampleur. La première question que nous nous posons est: jusqu’à quel point l’humanité peut-elle intervenir dans la nature? C’est seulement après que nous nous intéressons à la question: quel présent pour quel avenir? Qu’allons-nous laisser à nos enfants? Enfin, on accorde encore trop peu d’attention à la dimension mondiale – la relation Nord-Sud: le fait est que c’est le Nord qui produit la plupart des émissions, mais que c’est surtout le Sud qui subit les dommages climatiques qui en résultent.

En fin de compte, il y a toujours eu des changements climatiques.

Certainement. Ils sont naturels et il ne faut pas les voir comme obligatoirement mauvais. Le problème est que le réchauffement est beaucoup trop rapide depuis quelques décennies, ce qui aura sans doute des conséquences négatives pour l’humanité: sécheresses, inondations, pauvreté, migration.

Certains chercheurs contestent la responsabilité de l’être humain dans le changement climatique.

Les médias donnent une image déformée de la réalité en persistant à faire croire qu’il existe encore un débat sérieux sur la question de savoir s’il y a un changement climatique causé par l’être humain. À l’heure actuelle, plus de 97% des chercheurs admettent que les êtres humains sont à l’origine du changement climatique. Personnellement, je n’ai jamais rencontré un chercheur qui figure parmi les 3% restants. La question de savoir quelle est l’ampleur du changement est beaucoup plus intéressante.

Les chercheurs ne sont pas d’accord non plus sur ce point.

Monteriez-vous dans un avion qui, de l’avis de 10% des mécaniciens, va probablement s’écraser? Sans doute pas. Pourquoi exigeons-nous alors, dans le cas de la science du climat, que toutes les prévisions s’accordent? La question est: quelle quantité de risque acceptons-nous de courir? Il y a une faible probabilité que tout se déroule bien. Il y a une forte probabilité que le changement climatique suscite de graves problèmes. Il y a une faible probabilité qu’une catastrophe majeure se produise…. Je pense que nous ne devrions pas nous exposer à cette dernière et qu’il nous faut agir en conséquence.

Pourquoi les politiciens acceptent-ils de courir non seulement le petit risque, mais aussi le gros risque? Les grandes conférences sur le climat sont presque toujours un échec.

Chaque solution a un prix. L'humanité n'a encore jamais eu un problème de cette ampleur où elle a dû coordonner ses actions à l'échelle de la planète. Cela soulève des questions d'équité.

Par exemple?

Que se passe-t-il si l'Europe tient ses objectifs climatiques, mais que les Etats-Unis ne jouent pas le jeu? Devons-nous toujours appliquer les accords? Devons-nous même faire mieux parce que les Etats-Unis ne participent pas? Ou devons-nous rompre l'accord parce que d'autres ne font rien?

Et quelle est votre réponse?

Une réponse classique de l'éthique serait: vous devez faire la bonne chose indépendamment de ce que font les autres. Dans ce cas, je dirais même que nous devrions aller plus loin. Ce ne sont pas seulement les Etats-Unis qui seront concernés si l'Europe ne fait rien, mais surtout les pays du Sud, ceux qui souffrent le plus des conséquences de notre inaction.

Les pays du Nord risquent de mettre en péril leur croissance économique, et donc leur richesse, si elles réduisent leurs émissions.

C'est exagéré. Nous ne devons pas revenir à l'Age de pierre pour résoudre le problème du changement climatique. Selon différentes études, il s'agit de créer un peu moins vite de la richesse, mais en aucun cas de bloquer le développement ou le réduire. Je voudrais ajouter que cela ne s'applique pas aux personnes en situation de pauvreté. Les pauvres doivent pouvoir bénéficier de la croissance et donc créer des émissions.

Un exemple: Je vis dans une maison bien isolée et je n'ai pas de voiture. Le voisin a deux voitures et prend souvent l'avion le week-end pour aller faire du shopping à Londres. Comprenez-vous, si un peu las, je saute dans l'avion pour mes prochaines vacances?

Oui je comprends. Mais il n'empêche que les actions individuelles ont réellement un effet, même les miennes. Un chercheur a tenté de mettre au point un système de sanction. Il estime qu'un Américain moyen, dont les émissions provoquent la souffrance ou de la mort d'une ou deux personnes, pourrait être tenu pour responsable à l'avenir.


Votre réponse n'est guère encourageante pour la situation actuelle.


J'ai un double rôle. Je suis un éthicien, spécialisé dans le climat et j'analyse combien la situation actuelle est difficile. Il y a toutes les raisons d'être pessimiste, car un problème a rarement été aussi difficile à résoudre. Dans le même temps, il est infiniment plus important que nous nous motivions les uns les autres pour résoudre ce problème. Peut-être que nous pouvons de temps en temps renoncer à prendre notre véhicule. Et plus important encore: nous pouvons nous mobiliser pour résoudre le problème politiquement.

Mais reste la mauvaise conscience, ce qui est toujours une mauvaise motivation.

Je ne suis pas d'accord. Si nous avons mauvaise conscience, nous devrions en parler. Nous devons en parler de façon objective et ne pas déformer les faits. Je ne suis pas théologien, mais la religion chrétienne ne permet-elle pas de faire face à ses propres fautes et à sa culpabilité? Ne nous dit-elle pas que nous pouvons vivre avec notre culpabilité et que malgré cela, nous ne sommes pas perdus? Enfin, si vous n'avez pas à porter seul la culpabilité, cela peut être libérateur et pousser à l'action.

Ensuite, la théologie peut nous permettre de récupérer notre capacité d'agir?

Le monde séculier n'est pas habitué à l'idée que notre vie quotidienne puisse être encombrée de culpabilité. Ma douche chaude le matin provoque-t-elle des violations des droits de l'homme? La vie quotidienne semble tout à coup contaminée par le meurtre? Ce n'est pas possible! Le christianisme, a toujours dit que l'on peut faire confiance en l'humain malgré ses imperfections. Il propose des moyens constructifs pour faire face à la culpabilité. Nous pouvons reconnaître cette situation pour nous en libérer et essayer de changer notre comportement pour le mieux.



BIO

Dominic Roser a étudié l'économie, la philosophie et les sciences politiques à Berne. Il a travaillé à l'Université de Zurich et de Graz. Il a reçu le prix du SIAF 2011 pour sa thèse "Perspectives éthiques sur la politique climatique et l'économie du climat". Il est actuellement chercheur dans un projet sur les droits humains pour les générations futures à l'Université d'Oxford. Un livre va paraître à l'automne: Dominic Roser et Christian Seidel, L'éthique du changement climatique. Une introduction. Cambridge University Press.