L’Algérie pleure une Sœur de Grandchamp

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L’Algérie pleure une Sœur de Grandchamp

Laurence Villoz
28 février 2014
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Sœur Renée s’est éteinte, le 10 février dernier, à Alger. De la guerre d’indépendance à la «décennie noire», cette religieuse de la communauté de Grandchamp a passé plus de cinquante années en Algérie, consacrant sa vie aux plus démunis et à l’évolution de la condition féminine. Rencontre avec Sœur Anne-Geneviève, à Areuse, qui a partagé son quotidien dans les bidonvilles.

Photo: Soeur Renée dans le bidonville de Oued Ouchayah en 1957. Elle passe la tête par la porte de leur cabane.

«Sœur Renée a mis sur pied une coopérative qui rassemblait environ 250 femmes du bidonville de Oued Ouchayah, à Alger, dans les années 1970. Elles faisaient du tricot et de la layette que Renée allait vendre au marché avec sa mobylette. Sœur Renée a fait un réel travail de conscientisation auprès des hommes pour qu’ils leur laissent les gains de leur travail», raconte Sœur Anne-Geneviève de la communauté de Grandchamp.

Sœur Renée est décédée, à Alger, le 10 février dernier, à l’âge de 87 ans. Cette originaire de Sugiez, dans le canton de Fribourg, a passé plus de cinquante ans en Algérie. «C’était une femme d’une grande intelligence avec un cœur tourné vers les autres. Elle avait le sens du besoin et des choses à faire. Elle a réussi à revaloriser les femmes dans la pauvreté», se rappelle Sœur Anne-Geneviève. «Toi, tu sais tisser alors que moi pas» ou «tu m’as appris à faire la lessive avec très peu d’eau», ces mots de Sœur Renée permettaient aux femmes les plus démunies de prendre conscience de leur valeur.

Des cabanes en terre et en roseaux

Cette religieuse a d’abord vécu dans le bidonville de Sainte Corinne où elle est arrivée en 1955. Deux ans plus tard, elle a déménagé à Oued Ouchayah où Sœur Anne-Geneviève l’a rejointe en 1958. Elles habitaient dans deux petites pièces faites de terre et de roseaux. L’une servait de chapelle et l’autre pour tout le reste: «dormir, manger, cuisiner, recevoir, se laver». Il n’y avait pas de fenêtre mais la porte apportait un peu de lumière. «Nos voisines nous ont accueillies comme leurs semblables. On faisait partie de la famille, on a tout partagé, les morts, les deuils, les naissances, les mariages et le quotidien». A leur arrivée, les Sœurs ne parlaient pas l’arabe mais rapidement, elles ont appris le dialecte. «Nous avons toujours regretté, l’une comme l’autre, de ne pas avoir également appris l’arabe littéraire».

Les habitants de ce campement venaient pour la plupart des régions montagneuses. Ils avaient dû fuir leur village, pendant la guerre de libération (1954 - 1962), persécutés par l’armée ou contraints par la pauvreté. Après l’indépendance de l’Algérie, en 1963, le bidonville, vestige de la colonisation, a été rasé. Pourtant la majorité des habitants qui possédaient leur parcelle de terre ne sont pas retournés chez eux. Ils ont commencé à construire de petites baraques en brique sur leurs emplacements. «La situation était toujours très précaire, les gens construisaient au fur et à mesure qu’ils arrivaient à acheter du ciment et des briques». Dans les années 1970, des accès à l’eau courante, l’électricité et des égouts ont été installés.

Les tisseuses de Gerrouma

Après avoir passé près de quinze ans dans les bidonvilles d’Alger, Sœur Renée, est partie vers les hauts plateaux dans le village de Gerrouma. Elle a été engagée par la Société nationale – «à cette époque tout avait été nationalisé» – d’artisanat traditionnel. Dans cette région, les femmes savaient tisser mais elles n’avaient pas la possibilité d’écouler leurs travaux. «Renée recevait de la laine de la société qu’elle distribuait aux femmes, puis la société vendait les créations. Elle leur a permis de développer leur art traditionnel». A cette époque, la religieuse habitait dans une petite maison dans un ancien village de recasement de la guerre.

Dans les années 80, Sœur Renée est retournée à Alger où elle a travaillé jusqu’à sa retraite, comme secrétaire dans une association pour des personnes vivant avec un handicap mental. «Renée s’est beaucoup investie. Elle a commencé alors qu’on était encore à Oued Ouchayah en créant, avec une autre femme, un petit centre. Il n’y avait rien pour les personnes handicapées, en Algérie, à cette époque».

La dernière Sœur de Granchamp en Algérie

A la retraite, cette institutrice de formation s’est consacrée à l’enseignement du français. Très engagée dans l’Eglise, elle a gardé des liens forts avec ses amis des bidonvilles et les femmes de Gerrouma. Le travail qu’elle a effectué avec ses tisseuses leur a permis de mettre en place l’association du Relais des Artisanes, une structure qui actuellement exporte des tissages, des broderies et des tricots en France et ailleurs. «Renée a formé ces femmes pour qu’elles assument les responsabilités et qu’elles puissent se débrouiller seules». Avec la disparition de Sœur Renée, la communauté de Grandchamp n’est plus présente en Algérie. «Ce n’est pas l’envie qui manque, mais nous n’avons pas la possibilité d’envoyer d’autres sœurs».

Renée Schmutz en quelques mots

Renée Schmutz est née le 2 août 1926. Elle grandit, à Sugiez dans le canton de Fribourg, dans un milieu agricole et protestant. A l’âge de 19 ans, elle devient institutrice. Après avoir enseigné pendant plusieurs années, elle rejoint la fraternité de Taizé, en Bourgogne, en 1947. Dans cette communauté, elle s’occupe d’une quinzaine d’orphelins dont les parents ont été tués lors de la Seconde Guerre Mondiale.
Quatre ans plus tard, elle quitte la fraternité et effectue une retraite spirituelle à la communauté de Grandchamp, à Areuse, dans le canton de Neuchâtel. Avant de s’engager définitivement, elle travaille quelques temps comme ouvrière dans une usine de machine à coudre, à Genève, à Lyon et à Paris.
En mai 1955, elle prononce ses vœux auprès des Sœurs de Grandchamp. La cérémonie a lieu à Taizé. Un mois plus tard, elle part pour l’Algérie qui vit ses premières insurrections. A Alger, elle habite dans différents bidonvilles consacrant sa vie aux plus démunis. A la suite du décès de la fondatrice de la communauté de Grandchamp, cette originaire de Sugiez revient à Areuse entre 1961 et 1967. Pendant ces six années, elle effectue plusieurs voyages dans des antennes de la communauté, notamment à Jérusalem, au Liban et dans les banlieues parisiennes.
Dès 1967, elle retourne en Algérie et habite à Oued Ouchayah jusqu’en 1973. Puis, elle s’installe pendant sept ans sur les plateaux de Gerrouma. Elle permet aux tisseuses locales de développer leur art. De retour à Alger dans les années 80, elle travaille comme secrétaire dans un centre pour personnes handicapées mentales.
Sœur Renée est restée à Alger jusqu’à la fin de sa vie se consacrant à l’Eglise, à l’enseignement du français et à ses amies tisseuses. Elle est décédée d’un arrêt cardiaque, le 10 février 2014.L’engagement de Grandchamp en Algérie

«Ce sont les frères de Taizé, de passage à Alger, qui nous ont averti de l’extrême misère dans les bidonvilles», se rappelle Sœur Anne-Geneviève. «Mais il fallait des femmes pour pouvoir aider ces personnes. Les hommes n’avaient pas le droit d’entrer dans les cabanes. Les frères ont donc fait appel à la communauté de Granchamp».
«En Algérie, l’Eglise a dépassé les frontières confessionnelles». Catholiques, protestants, orthodoxes partagent régulièrement les cérémonies religieuses. Les deux sœurs se sont, également, liées d’amitié avec les moines de Tibérine. «Nous allions souvent nous ressourcer au monastère». Dès 1978, un groupe de chrétiens qui avait envie de mieux comprendre la foi musulmane s’y retrouvait. «Une année plus tard, des amis soufis de Medea les ont rejoint. Ces musulmans avaient envie de partager les moments de prières», raconte la religieuse de Grandchamp. «Avec Renée, nous avons pris part à ces rencontres, nous nous retrouvions deux fois par année tous ensemble».
Différentes communautés religieuses ont été présentes en Algérie. Par exemple, les Sœurs blanches, une communauté catholique avec laquelle Renée a collaboré, sont arrivées en Algérie à la fin du XIXe siècle. Leur principale préoccupation a été la situation des femmes dans tous les domaines. Cet article a été publié dans:
Le quotidien La Liberté dans son édition du 1er mars 2014
Le quotidien Le Courrier dans son édition du 8 mars 2014
Il a a été cité dans L'Express dans son édition du 5 mars 2014
La Vie Protestante Berne Jura Neuchâtel dans son édition d'avril 2014