Lettre ouverte à Madame Sommaruga
Sous la forme d'une lettre ouverte, le professeur de théologie systématique Pierre Bühler appelle la présidente de la Confédération à s'engager pour un changement de politique en matière d'accueil des migrants.
Photo: Opération de secours d’une embarcation surchargée au large des Canaries en 2006. CC(by)Noborder Network
Madame la Présidente,
Les drames des migrants sur les embarcations de la mer Méditerranée font la une des journaux. Depuis le début de l’année, le nombre de morts – hommes, femmes et enfants; Erythréens, Irakiens, Somaliens, Soudanais, Syriens, etc. – est estimé à près de 2000. Et cela n’est pas près de s’arrêter, puisque les migrants arrivent par milliers. Récemment, le naufrage d’un bateau coûtant la vie à plus de 800 personnes a même ému les gouvernements européens, qui ont convoqué une réunion d’urgence.
Mais les résultats de cette rencontre furent très décevants. L’Europe semble vouloir continuer à défendre simplement sa forteresse, par des moyens financiers et militaires. Les moyens alloués à l’opération Triton, chargée de surveiller et de défendre les frontières européennes, seront triplés. On veut combattre les passeurs, qui font leurs affaires, en détruisant les embarcations qu’ils utilisent (comme si cela résolvait le problème de ceux qui doivent fuir leur pays). On a envisagé l’accueil de 5000 réfugiés, une petite goutte d’eau au vu des millions de réfugiés suscités par les divers conflits. Mais surtout, le système de Dublin, qui consiste à renvoyer les requérants d’asile dans leur premier pays d’asile, est maintenu, si bien que l’Italie, déjà submergée par les arrivées incessantes, doit aussi s’occuper de ceux qu’on lui renvoie. Et aux dernières nouvelles, l’Europe s’intéresse au modèle australien: ramener systématiquement les embarcations à leur point de départ!
Les choses ne peuvent plus continuer ainsi. Par la présente, j’aimerais vous demander de vous engager auprès de vos collègues européens pour un radical changement de politique, même si ce n’est pas facile, j’en suis conscient. Ce changement devrait porter sur trois plans au moins:
- Il n’est pas possible de sacrifier des milliers de vies au seul souci de préserver ses frontières. La détresse est là, à nos portes, et la défense doit être remplacée par un accueil digne de ce nom.
- Il faut une nouvelle solidarité entre les pays européens, qui interdit de faire subir à certains pays exposés une situation impossible, pour se préserver soi-même. Cela signifie concrètement : répartir les responsabilités, et cesser immédiatement de renvoyer des requérants d’asile en Italie, comme le fait encore la Suisse, au nom du système de Dublin.
- Enfin, il faut repenser la possibilité des entrées légales en Europe. L’Europe s’est tellement murée de toutes parts qu’il ne reste plus que la voie illégale de la dangereuse traversée de la Méditerranée. On favorise ainsi le jeu cynique des passeurs, au lieu de le combattre. Récemment, le parlement suisse a soumis au peuple, qui a dit oui, la suppression des demandes d’asile déposées dans les ambassades. Mais cela ne serait-il pas précisément un modèle à adopter pour toute l’Europe? Et qu’en est-il des arrivées par avion, les seules sûres? Elles ont été rendues pratiquement impossibles par des formalités douanières exacerbées. Pourquoi les «airline officers» (ALO), qui se trouvent dans les aéroports sensibles, ne pourraient-ils pas établir des visas pour des persécutés qui demandent protection?
Madame la Présidente, il faut sortir de cette spirale qui consiste à faire toujours plus de la même chose! Les morts de la Méditerranée appellent à l’imagination courageuse de solutions nouvelles!
Pierre Bühler
Cet article a été publié dans :Dans l'édition du 8 mai des quotidiens L'Express et L'Impartial