Lina Ben Mhenni: «Quand on veut changer les choses, il faut résister et persévérer»
Ce vendredi 11 septembre, a lieu à la maison des religions à Berne, le colloque «faim, colère et changement», organisé par Pain pour le prochain. Devant plus de 200 participants, théologiens, experts en sciences naturelles, en économie ou en agriculture tenteront de répondre à la question «pourquoi les progrès en matière de développement sont-ils loin de répondre à nos attentes?»Parmi les invités, la blogueuse et militante tunisienne Lina Ben Mhenni. Son blog «A Tunisian Girl» a connu un large succès, en Tunisie comme à l’étranger, durant la révolution de 2011.
Vous participez à un colloque intitulé «faim, colère et changement». La colère est-elle un moteur qu’il faut entretenir?
S’il y a eu un début de processus révolutionnaire en Tunisie, c’est dû à la colère. Le manque de moyens, les problèmes économiques ont engendré une colère qui a poussé les gens à se révolter. A dire «non!» La colère est très importante. Aujourd’hui, la situation n’a pas vraiment changé et cette colère existe toujours. On a besoin d’entretenir cette colère pour changer les choses.
De Suisse, on a l’impression que le mouvement s’est un peu essoufflé. Les gens se sont-ils résignés?
Je pense que c’est tout à fait normal après quatre ans durant lesquels les gens sont allés tous les jours dans la rue pour exprimer leur colère, ils finissent par se fatiguer. Mais je dois insister sur le fait que le mouvement ne s’est jamais vraiment arrêté. Il ne s’est jamais stoppé. Les gens ont toujours continué à descendre dans la rue, même si leur nombre n’est pas important. Il y a toujours eu des manifestations, un peu partout en Tunisie, même si les médias n’en parlent pas.
Maintenant, il y a même un nouveau mouvement qui se déclenche. Et je pense que ce mouvement est en train de s’élargir. Cela a commencé par la contestation contre un projet de loi pour la réconciliation avec les anciens du régime de Ben Ali. Les activistes ont dit non, et puis cela s’élargit. Maintenant, il y a la société civile qui a rejoint le mouvement et certains partis politiques, aussi.
Et vous, comment faites-vous pour garder cette colère, cette volonté de changement?
Je ne sais pas vraiment que répondre à cette question. C’est la passion, c’est l’amour que j’ai pour le pays et pour l’humanité en général. Je pense que quand on veut changer les choses, il faut résister et persévérer. De toute façon, il y a toujours un prix à payer. Quand on choisit un chemin, il faut assumer.
Peut-on faire quelque chose depuis la Suisse pour aider votre cause?
Tout d’abord, il faut dire la vérité et ne pas participer à la propagation de la propagande des gouvernements. Il ne faut pas refaire les erreurs du passé. Par exemple, Ben Ali a réussi à faire croire au monde entier que la Tunisie était un pays plus ou moins démocratique où l’on respectait les Droits de l’homme. Il faut entendre le peuple et dire cette vérité-là. C’est très important
Est-ce que cela suffit?
Peut-être qu’on peut aussi agir au travers de coopérations avec la société civile tunisienne: des formations, des ressources, des débats. Et aussi, en faisant pression sur les gouvernements ici, lorsqu’ils collaborent avec notre gouvernement qui nous opprime.
Et pour s’informer, peut-on faire confiance aux médias qui se trouvent sur place?
Les faits sont biaisés. Par exemple, les manifestations et les contestations n’ont jamais cessé, mais on n’en parle pas dans les médias. En ce qui concerne le terrorisme, les médias étrangers ne se sont rendu compte de la gravité de la situation que quand il y a eu la première attaque qui a visé des touristes. Mais ce phénomène a commencé bien avant. Chaque semaine, il y a des soldats et des policiers qui meurent dans des attaques terroristes, mais personne n’en parle. Chaque semaine, on a trois à quatre morts, mais on n’en parle pas. Le monde entier ne le sait pas, et c’est la faute aux médias. Cela se passe du côté de Kasserine, de Sidi Bouzid, par exemple.
Il n’y a plus de correspondants étrangers sur place?
J’ai l’impression qu’ils ont besoin d’un véritable bain de sang. Sinon, ils ne font pas de longs trajets pour parler d’un évènement.
Justement, le pays est très grand. On entend parler que de la capitale et des zones touristiques.
Mais la révolte n’a justement pas débuté ni dans les zones côtières ni à Tunis. Ce sont des gens de ces zones marginalisées, intérieures du pays qui se sont d’abord révoltés.
Je suis pour la décentralisation de la gouvernance. Je pense que chaque région à ses caractéristiques et ses ressources. Il faut entendre les gens de ces régions. J’en ai rencontré beaucoup qui avaient de beaux projets qui pouvaient faire travailler les gens et résoudre beaucoup de problèmes. Il ne faut pas imposer à ces jeunes une manière de vivre, mais il faut les entendre et les aider à réaliser leurs projets pour faire avancer les choses.
Vous encouragez aussi les touristes à ne pas fuir la Tunisie...
Si l’on nous abandonne, s’il n’y a plus de tourisme, il y aura de plus en plus de jeunes qui seront au chômage. Et ces jeunes seront manipulés et recrutés par les terroristes. Aujourd’hui si l’on a ce grand nombre de jeunes Tunisiens qui vont combattre avec le groupe Etat islamique, c’est à cause des inégalités économiques et sociales. Ils avaient beaucoup d’espoir après le départ du dictateur, mais rien n’a changé pour eux. La situation s’empire de jour en jour. Alors si on leur propose de l’argent, si on leur dit qu’ils vont aller au paradis. Si on leur dit qu’ils font ça pour la religion et pour Dieu, ils seront tentés, bien sûr.
Internet et plus particulièrement les réseaux sociaux ont été présentés comme l’un des éléments ayant rendu possible la révolution de 2011. Aujourd’hui, on a l’impression que ces mêmes outils sont plutôt utilisés par les conservateurs et les terroristes.
On a beaucoup parlé de ce rôle d’internet, mais je pense qu’il a beaucoup été exagéré dès le début. Moi je n’insiste jamais sur ce rôle d’internet. On ne peut pas changer les choses en cliquant sur un bouton «J’aime», par exemple. Les gens ont tendance à croire qu’il suffit de cliquer sur un bouton et dire que l’on sera présent à un évènement pour que cela change. Or ce n’est pas vrai. Certes, les réseaux sociaux nous ont permis de dire les choses et de révéler la réalité. Surtout dans un contexte, comme celui de la Tunisie: nous n’avions pas de médias, il n’y avait pas d’espace pour s’exprimer. Internet nous a offert un espace d’expression et la possibilité de faire parvenir au monde entier les voix de ceux qui n’avaient pas de voix. Le rôle important d’internet a été de pouvoir contourner la censure.
Internet nous a aussi aidés à mobiliser les gens, mais tout le travail s’est fait sur le terrain. Il y a des personnes qui sont mortes, des personnes qui ont fait face aux gaz lacrymogènes, aux armes, aux balles et aux matraques de la police. Je pense que ce qui se passe sur le terrain est plus important qu’internet. Et malheureusement aujourd’hui, les gens croient à cette histoire qu’il s’agit d’une révolution d’internet et oublient de travailler sur le terrain.
D’autre part, aujourd’hui internet est devenu une arme à double tranchant. D’abord, tous les partis politiques l’utilisent. Et certains l’utilisent d’une manière horrible pour monter des campagnes de dénigrement, des rumeurs contre leurs opposants. Et puis, bien sûr, les terroristes qui propagent et disséminent leur venin à travers le réseau.
Dans ce processus de changement, vous parlez finalement assez peu de religion. N’a-t-elle pas joué de rôle, même quand les conservateurs se sont réveillés?
Quand la révolution a commencé en Tunisie, la religion ne faisait pas partie des thèmes que l’on a abordés. Puis les islamistes ont gagné aux élections de l’Assemblée constituante. C’est eux qui ont imposé ce sujet et c’était plutôt pour divertir les gens de leurs vrais problèmes. Ils étaient incompétents, ils n’avaient pas de solution aux problèmes que la Tunisie vivait, donc ils ont instrumentalisé la religion.
Certes, Ben Ali a réprimé les gens en ce qui concerne la pratique de la religion: il ne permettait pas que l’on aille faire des prières dans les mosquées, par exemple. Mais après le départ de Ben Ali, tout le monde pouvait faire ce qu’il voulait il n’y avait pas de problème.
Par contre, dans votre blog, vous parlez souvent de répression policière. C’est quelque chose qui a changé depuis la révolution?
La Tunisie a toujours été un état policier. Après le départ de Ben Ali, la police a fait profil bas pendant une certaine période, mais maintenant cela reprend en force. Sous tous les gouvernements qui ont succédé à celui de Ben Ali, j’ai travaillé sur des cas de torture, de violence policière. J’ai moi-même subi des violences policières à plusieurs reprises. Les fois où j’ai été tabassée après le départ de Ben Ali sont plus nombreuses que celles où cela s’est produit sous le régime de Ben Ali.
Quand on parle de faire une révolution, quand on dit non à la torture et quand on parle d’instaurer une démocratie, on ne peut pas accepter ces débordements de la police. Les accepter, moi je trouve que c’est médiocre.
Quel message voulez-vous délivrer durant votre intervention au colloque de Pain pour le prochain?
Le changement est une chose possible, mais il faut comprendre que cela peut prendre du temps. Il ne faut pas perdre espoir. Dans mon pays, nous sommes dans une situation très difficile sur tous les plans, économique, sécuritaire, etc. Mais il ne faut pas perdre espoir même si tout va mal! Il y a 5 ans, personne n’osait croire que Ben Ali pouvait partir. Il est parti parce que les gens se sont révoltés, ils étaient en colère. Nous avons réussi à avoir la liberté d’expression et c’est à nous de changer les choses. C’est à nous de trouver les solutions. Il faut être patient et travailler.
Le départ d’un dictateur, ce n’est pas la fin de la révolution, c’est son début. Le plus gros reste à faire. La tête du régime est partie, mais tout le système est toujours en place. Il faut travailler pour déraciner ce système.