«J’ai servi les soldats sur le front, dans la boue et en première ligne»

Léonid Bolgarov, aumônier ukrainien basé à Odessa, témoigne de son engagement dans l’armée et de son expérience de la captivité, aux mains des Russes. / David Métreau
i
Léonid Bolgarov, aumônier ukrainien basé à Odessa, témoigne de son engagement dans l’armée et de son expérience de la captivité, aux mains des Russes.
David Métreau

«J’ai servi les soldats sur le front, dans la boue et en première ligne»

David Métreau (Odessa)
17 septembre 2024
Léonid Bolgarov, aumônier ukrainien basé à Odessa, témoigne de son engagement dans l’armée et de son expérience de la captivité, aux mains des Russes.

Les dernières semaines de la guerre en Ukraine ont été marquées par une incursion surprise des troupes ukrainiennes sur le territoire russe, dans la région frontalière de Koursk, ainsi que par la lente mais constante progression des forces russes dans le Donbass. Le 14 septembre, Kiev et Moscou ont procédé à un échange de prisonniers impliquant 103 personnes de chaque camp, dont des soldats russes capturés lors de l’offensive ukrainienne dans l’Oblast de Koursk. En avril 2022, l'aumônier militaire protestant ukrainien Léonid Bolgarov, 66 ans, avait également été libéré à la suite d'un échange de prisonniers. Ce pasteur de l’Église évangélique Praise Church d’Odessa revient aujourd’hui sur la mission qu’il exerce depuis plus de dix ans, mais également sur son expérience de la captivité.

Comment êtes-vous devenu aumônier militaire?

Mon grand-père et mon père étaient communistes. Enfant j'ai été membre d’organisations de jeunesse communistes d’URSS, avant de devenir secrétaire adjoint pour le travail idéologique. J’avais pour tâche de lutter contre les «vestiges du passé», c'est-à-dire contre l'Église. Après plusieurs années de mariage, mon épouse Vera est devenue chrétienne et a commencé à prier en cachette pour moi, malgré mes interdictions. Et un jour, je me suis aussi tourné vers Dieu. J’ai ensuite étudié la théologie à Odessa, obtenant un master, avant de devenir pasteur. Dès mes études de théologie, j’ai su que je servirais un jour dans l’armée. Plus tard, lorsque mon pasteur principal a eu une vision selon laquelle nous servirions un jour dans l’armée en tant que paroisse locale, cela m’a profondément touché car j’étais déjà prêt à cela depuis le début.

Comment cet objectif s’est-il concrétisé?

Avec des amis d’Odessa, nous avons alors constitué l’équipe d’aumôniers militaires que je dirige, impliquant une quinzaine de personnes, dont deux des trois seules femmes aumônières militaires de tout le pays. Certains sont bénévoles comme moi, d’autres ont signé un contrat d’engagement militaire. Nous avons commencé concrètement ce service dans l’armée après l’occupation et l’annexion de la Crimée, puis lors de la guerre du Donbass en 2014. Cette année-là, je suis allé une première fois sur le front pour rendre visite à un soldat d’Odessa mobilisé. Quand je me suis mis à prier pour lui, il s'est mis à pleurer. C’est là que tout a commencé.

Quelle forme prend aujourd’hui cet engagement?

Si l'on cumule l’ensemble de mes missions sur le terrain, j'ai passé plus de deux ans sur le front, dans les postes de secours, dans les tranchées. J’y vais pour apporter de l'aide humanitaire, des bouteilles d’eau, de la nourriture et des lingettes pour nos soldats. Aujourd’hui, chaque semaine, avec un fourgon acheté grâce aux dons des fidèles, nous nous rendons sur le front, principalement dans la région de Kherson. Notre mission est de faire connaître Jésus-Christ à nos soldats, leur dire qu’Il les aime et que nous les aimons.

Vos fonctions d’aumônier vous ont amené à être prisonnier des Russes au tout début de l’invasion en février 2022. Pouvez-vous nous raconter?

Le 25 février 2022, au lendemain du début de l’invasion russe, sachant que j’avais dépassé l’âge pour être mobilisé, je m’apprêtais à me rendre au bureau de recrutement pour proposer mes services comme chauffeur à l'hôpital de Mykolaïv. En chemin, j’ai reçu l’appel urgent de mon ami Oleksandr, aumônier protestant. Avec un prêtre orthodoxe et un médecin, il avait besoin de mon aide pour se rendre sur l'île des Serpents, en mer Noire, afin de récupérer les corps de soldats que nous pensions alors morts lors des combats. Nous avons pris nos bibles et sommes partis à bord du navire humanitaire Saphir. Nous étions censés revenir après quelques heures; nous sommes rentrés après 43 jours – et un mois de plus pour le prêtre orthodoxe.

Que s’est-il passé?

Le 26 février, à 7 heures du matin, nous sommes arrivés près de l'île des Serpents lorsque les Russes ont arraisonné notre navire. Nous avons tous été amenés sur le pont, à genoux, les mains derrière la tête avant d’être fouillés. Le lendemain, nous étions transférés à Sébastopol, en Crimée occupée, puis conduits au quartier militaire et enfermés dans une cellule. On nous accusait d’être des espions.

Les Russes savaient-ils que vous étiez aumôniers?

Nous avions été immédiatement identifiés comme des membres du clergé. Le prêtre orthodoxe portait une soutane, Oleksandr avait une grosse croix autour du cou, et nous avions tous nos documents attestant que nous étions des aumôniers ou des humanitaires. La Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre classe les aumôniers parmi les non-combattants; l'ennemi n'avait donc pas le droit de nous faire prisonniers.

Comment s’est passée la détention?

Le 28 février, des interrogatoires éprouvants ont pourtant commencé et ont duré du matin au soir, sans violence physique mais avec des pressions psychologiques. Nous avons ensuite été emmenés en Russie, à Koursk puis à Chebekino, près de Belgorod, dans un camp de prisonniers de guerre, où nous avons été mis à genoux de 3 h à 5 h du matin, dans la neige, par - 22°C. J’en ai gardé des engelures. J’ai été enregistré avec le numéro 139, et on m’a conseillé de vite oublier mon nom. Nous avons enfin été transférés au centre de détention provisoire de Stary Oskol.

Combien de temps cet épisode a-t-il duré?

Nous y sommes restés jusqu'au 9 avril, avec des interrogatoires sans fin, des humiliations constantes et des mauvais traitements. Finalement, au bénéfice d’un échange de prisonniers – 20 Ukrainiens contre 20 Russes –, nous avons été renvoyés chez nous. Après avoir traversé les rues d’Odessa incroyablement vides à cause du couvre-feu, j’ai frappé à la fenêtre de chez moi. Ma femme et mon fils adoptif de 18 ans étaient là. C’étaient des retrouvailles très émouvantes. Mes larmes étaient incontrôlables.

La captivité a-t-elle changé votre rapport à l’aumônerie?

Je pense que la captivité a renforcé ma foi en Dieu. J’ai traversé de grandes épreuves et j'ai vu que seule la foi en Dieu pouvait nous sauver. Ma foi s'est fortifiée et est devenue ma seule ressource. J’ai servi les soldats sur le front, dans la boue et en première ligne. Je le constate; il n’y a pas d’incroyants sur la ligne de front. Oui, il est normal de craindre la guerre, ce n’est pas quelque chose à laquelle on peut s’habituer. Mais, même en période de crise et de moral en berne, il est important de rester fidèle à Dieu et de lui faire confiance. La peur est une chose, mais il est essentiel d'avoir la sagesse, de réfléchir avant d'agir et également de ne pas céder à la haine. Mon rôle d’aumônier, c’est de le rappeler.