Limités

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[pas de légende]

Limités

19 août 2024

L'humanité est habitée par un délire de maîtrise. Chacun de nous se croit maître de sa vie. Si on ne pense pas l'être, on pense qu'on devrait l'être. En tant que groupes humains, on se veut aussi maîtres du monde. Cette maîtrise est souvent technique. Et par nos techniques on se pense capable de réparer les dégâts causés à la nature précisément par nos techniques. Par quelques artifices on se pense également capable d'allonger considérablement la longueur de nos vies. Par nos religions, on se croit capable de conquérir l'immortalité...

La septième balle

Dans ses souvenirs (arrangés) d'enfance et d'adolescence (La promesse de l'aube), Romain Gary raconte la découverte de sa finitude. Sous l'impulsion de sa mère, il s'était mis dans la tête de devenir un grand artiste. A ce propos il s'était découvert des capacités à jongler. Il s'entraînait sept à huit heures par jour à cet art, affirme-t-il. « Dans les couloirs de l'école, sous le regard de mes camarades éblouis je jonglais à présent avec cinq et six oranges et, quelque part au fond de moi, vivait la folle ambition de parvenir à la septième et peut-être à la huitième, comme le grand Rastelli, et même qui sait à la neuvième, pour devenir enfin le plus grand jongleur de tous les temps. » Et un peu plus loin il note : «  Malheureusement, là encore, alors que je me voyais promis au plus brillant destin, faisant vivre ma mère dans le luxe grâce à mon talent, un fait brutal s'imposa peu à peu à moi : je n'arrivais pas à dépasser la sixième balle. » « Le chef d'oeuvre demeurait inaccessible, éternellement latent, éternellement pressenti, mais toujours hors de portée. La maîtrise se refusait toujours. » « J'ai essayé toute ma vie. Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longtemps erré parmi les chefs-d'oeuvre, que la vérité se fit en moi, et que je compris que la dernière balle n'existait pas. »

S'accepter limité

L'humain est tendu vers un idéal et jamais n'y a accès. Quand il a atteint un but – même un but qu'il n'aurait jamais cru pouvoir atteindre –, il en invente un autre, plus inouï encore : une septième balle. Et si jamais il arrivait à jongler avec sept balles, il ne serait comptant qu'en y ajoutant une balle supplémentaire... Il a fallu vingt-cinq ans à Gary non tant pour découvrir sa finitude que pour l'accepter. Cette découverte ne l'a pas conduit à la résignation. Il a encore produit une abondante œuvre littéraire de qualité. Il l'a fait en dépit de sa finitude et peut-être aussi en défit à celle-ci.

Le mythe d'Adam et Eve

Dans la Bible la non acceptation de notre finitude nous est racontée par l'histoire d'Homme et Femme, au troisième chapitre du livre de la Genèse. Elle nous raconte que nous sommes habités par la tentation de connaître comme Dieu connaît. Nous nous mettons dans la tête que nous sommes capables de différencier par nous-mêmes ce qui est bien et ce qui est mal. Mais plus largement, nous croyons détenir une capacité à tout connaître de sorte que nous puissions tout maîtriser. Par la connaissance absolue nous sommes tentés de prendre la place de Dieu : de celui à qui appartient le droit d'être maître de toutes choses.

Et pourtant nous nous savons limités...

L'expérience de la septième balle, nous la faisons chaque jour. Nous savons bien que notre mémoire est défaillante. Et heureusement qu'elle l'est, sinon nous serions submergés par les informations à traiter. Mais nous n'acceptons pas ce qui nous semble une faiblesse. Alors nous inventons le livre, puis surtout l'ordinateur et internet. Nous croyons ainsi avoir pallié à nos trous de mémoire. C'est vrai, nous avons de jour en jour accès à davantage d'informations. Et alors nous sommes effectivement submergés par les informations à traiter. Et voilà que nous découvrons un autre aspect de notre finitude. Notre cerveau ne peut pas traiter assez vite toutes les informations à disposition. Alors nous inventons l'intelligence artificielle et lui demandons de juger à notre place, de trier les informations, de les articuler en un produit fini. Or, comme nous n'avons pas et ne pourrons jamais avoir une confiance absolue dans l'intelligence artificielle, il nous faut vérifier ses résultats. Ceux-ci sont produits à une vitesse telle et donc en une telle quantité que nous n'avons pas le temps de tout vérifier. En bref : nous buttons toujours sur des limites. Peut-être, nous disons-nous, que si nous n'étions pas mortels le problème de nos limites serait résolu... La fuite en avant est constante, parce que nous n'acceptons pas d'être limités.

Nous nous savons limités, mais n'acceptons pas nos limites

Qu'est-ce qui fait que nous n'acceptons pas nos limites ? La réponse qui vient d'abord à l'esprit c'est que l'on est pris dans la course au progrès. Si l'on s'accepte limité, on sera nécessairement dépassé par celles et ceux qui ne s'acceptent pas tels. C'est là l'argument numéro 1 que l'on adresse à ceux qui prônent la sobriété en matière de maîtrise technique de notre milieu. Réponse : se savoir limité n'empêche pas de rechercher un certain progrès, qualitatif plutôt que quantitatif. Cela incite surtout à se défaire de l'idée que nous puissions progresser à l'infini. Or cette idée d'infini progrès est en train d'anéantir l'humanité. Mais, demandera-t-on, pourquoi certains aimeraient-ils pouvoir jongler avec neuf balles, ce qui nous incite à nous surpasser quand nous pouvons déjà jouer avec six balles ? Parce qu'il en va de la glorification de leur Moi. Pour pouvoir s'accepter limités – ce que nous savons être –, il faudrait que nous aussi n'ayons pas besoin d'être plus puissants, plus savants, meilleurs que tous les autres. Il faudrait que nous puissions nous accepter limités ! Et voilà que le serpent se mord la queue. Pour s'accepter limité, il faudrait s'accepter limité. De ce cercle vicieux, nous ne pouvons sortir. En tout cas nous ne savons où trouver un point d'appui extérieur qui nous permettrait de nous en extraire.

La proposition chrétienne

Si nous sommes incapables de nous extraire du bourbier en nous tirant par les cheveux, le christianisme nous affirme qu'une main nous est tendue de l'extérieur du marais où nous sommes englués pour nous en faire sortir. En Jésus, Dieu nous offre la possibilité de détourner notre confiance de nous-mêmes et de la tourner vers lui. Plutôt que de nous glorifier nous-mêmes, notre seule ambition sera alors de le glorifier. Plutôt que de maîtriser nous-mêmes notre vie et notre monde, il nous permet de l'aider, lui, à les maîtriser. Si, là où nous nous trouvons dans le monde, avec les capacités qui sont les nôtres, il suffit de jongler avec deux balles et que cela serve à la gloire de Dieu, jouons avec deux balles et ne rêvons même pas de jongler avec trois balles ! Il ne s'agit pas de se résigner ou de justifier notre paresse. La seule chose qui importe, c'est le service de Dieu, donc du prochain comme de soi. Si jongler avec cinq balles permet d'aller dans ce sens et que nous pouvons en acquérir la capacité, alors jonglons avec cinq balles, mais n'envions pas ceux qui jouent avec six... Soli Deo gloria. (à suivre)

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