Mémoires vives
Silvana Annese: Toujours entre deux pays
«Je suis née en Suisse mais, très attachée à l’Italie, j’ai été éduquée dans sa culture. Mes parents originaires de la région de Naples sont venus en Suisse, où ils ont vécu presque toute leur vie. Ils adoraient ce pays. Mon père disait toujours que, dans son village, il mourrait de faim, que grâce à la Suisse il avait un lit, un toit… Quelques années avant sa retraite, il a été licencié, après quarante ans dans la même entreprise. Ça a été un énorme choc. Face aux difficultés administratives pour faire valoir ses droits – mes parents savaient à peine lire et écrire –, ils sont repartis vivre en Italie. Je me souviens du permis C rayé, de mon sentiment d’abandon… A la naissance de ma fille, le besoin de partager le quotidien en famille s’est fait sentir encore plus.
Aujourd’hui, à la retraite, j’ai pour projet de m’installer près de Naples, où ils sont enterrés. C’est comme si je portais quelque chose, une continuité, une loyauté. Il y a beaucoup de souffrances dans mes attaches familiales, des déchirures. On vient dans un autre pays pour être accueilli, on a la nostalgie du sien, et puis on est toujours entre les deux. Comme dans une barque, ça balance. Certains le vivent bien. Moi, pas vraiment… J’ai besoin de faire un travail sur mes origines.»
Edita Jashari: Dur de se sentir légitime
«Je suis suisse d’origine kosovare, arrivée ici à l’âge de 1 an et demi, après l’éclatement de la guerre du Kosovo en 1998. J’ai eu mon passeport à 13 ans. Toute mon enfance, j’ai représenté la Suisse lors de compétitions sportives (twirling). Pourtant, j’ai mis du temps à me sentir légitime, à avoir confiance en moi. Durant des années, je ne savais pas comment me positionner par rapport à mon identité albanaise. On nous identifiait et on nous stéréotypait comme des personnes agressives, compliquées, problématiques, des clichés négatifs qui ne correspondaient pas à ce que je vivais. Pour moi, c’était bizarre. On m’a aussi dit souvent: ‹Mais vous n’êtes pas comme les autres Albanais, vous ne profitez pas des aides›, alors que, comme réfugiés, on y avait droit, on ne devrait avoir aucun problème à le dire. Mais c’était mal vu, alors j’avais honte, je ne disais rien. Par la suite, lors de mes études de travail social, j’ai passé mon temps à m’interroger, en particulier sur les implicites culturels dans de nombreuses situations. J’ai compris que mes identités multiples m’apportaient une capacité d’analyse plus fine, une compréhension des enjeux culturels plus profonde… Et aujourd’hui, j’en ai fait une force.»
Rifat Altan: Une famille séparée
«Réfugié politique, j’ai rejoint la Suisse avec ma femme et trois de mes enfants. Mais notre aînée est restée en Turquie. Selon la loi suisse sur l’asile, elle ne peut pas bénéficier du regroupement familial, car elle était majeure (19 ans) au moment où j’ai déposé la demande. Elle étudie seule à Istanbul, dans le but de devenir infirmière. Les autres membres de la famille vivent dans d’autres villes de Turquie. Nous nous parlons plusieurs fois par semaine. Le plus difficile est de ne pas savoir quand nous allons nous retrouver, les chances pour elle d’obtenir un visa touristique étant très faibles. Dans notre culture, les liens familiaux sont très forts et les séparations difficiles, peut-être encore plus pour les filles, qui dépendent davantage de la famille. De plus, on sait qu’elle affronte la discrimination au quotidien en Turquie en raison de mon fichage comme opposant politique, qui est rendu public dans les universités. On hésite à partager avec elle des photos de bons moments ici, ou à lui dire qu’on ne va pas bien, pour ne pas la rendre triste.»
Entretiens à retrouver en vidéo sur www.youtube.com/@associationintercultures7464.