Prendre conscience de nos héritages familiaux
«Les parents ont mangé des raisins trop verts et les dents des enfants en ont été agacées». (Jérémie 31, 29) Une phrase clé pour la psychologue Anne Ancelin Schützenberger (1919-2018), qui a introduit la psychogénéalogie dans le monde francophone. La métaphore résume les présupposés de cette discipline qui s’est développée dans les années 1970: nous serions tous le produit de notre histoire familiale. Des faits commis ou subis par les générations avant nous pourraient rejaillir dans notre existence, voire l’influencer. Notre personnalité, nos troubles ou difficultés psychologiques s’expliqueraient en partie par des traumatismes secrets ou des conflits passés.
Déterminisme? Estimer que l’existence est gouvernée par ceux qui nous ont précédés paraît délicat, irrationnel. La construction de soi semble au contraire dominée par l’individualisme, la transmission de valeurs étant confrontée à de vraies difficultés (voir notre édition d’avril). Quant aux fondements scientifiques, ils sont discutables. En France, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) alerte sur cette pratique. En Suisse, le Centre intercantonal d’information sur les croyances pointe que cette «méthode non reconnue ne semble pas avoir été agrée par les principales associations de thérapeutes alternatifs», mais n’a reçu que treize demandes d'informations à ce sujet en 20 ans.
Elle reste donc, dans notre pays, un outil d’aide psychologique parmi d’autres, donc à exploiter par une personne dotée d’une formation sérieuse et reconnue, et capable d’un regard critique sur son travail, voire elle-même supervisée par des professionnels.
Dans une époque survalorisant le mérite, l’ascension sociale, les self-made men, etc., l’approche psychogénéalogique privilégie le fait de se reconnecter à des récits familiaux ignorés ou négligés. «Aujourd’hui, on raconte de moins en moins d’histoires de familles, les rituels se perdent de plus en plus, notre culture et nos rapports sociaux sont très instantanés», observe Maïka Bruni, art-thérapeute formée en psychogénéalogie. Or, réactiver ces ressources, prendre conscience de cet héritage «offre de meilleures possibilités pour décider de notre vie», explique-t-elle.
Que découvre-t-on lors de ce travail? Souvent des traumas. Parfois aussi des héritages positifs, restés dans des angles morts, des capacités de résilience, des traits de personnalité dont on a hérité au contact d’un parent ou d’un aïeul… L’approche transgénérationnelle vise à identifier des schémas de fonctionnement familiaux, ou «boucles de répétition». Elle part du principe que nous pouvons être pris dans des phénomènes souvent inconscients d’identification ou de reproduction d’actes de nos ancêtres. Ceci s’expliquerait par un mécanisme psychologique de loyauté envers sa propre famille. «Se construire en opposition représente aussi une forme de loyauté!» pointe Maïka Bruni.
Les outils utilisés sont multiples: arbres généalogiques, entretiens… Ainsi que deux méthodes: les psychodrames et les constellations familiales. Des approches différentes dont le point commun est de pouvoir se pratiquer en groupe. Thérapie utilisant la théâtralisation dramatique au moyen de scénarios improvisés, et permettant la mise en scène de sa problématique intérieure, le psychodrame a été développé, dès les années 1930, par Jacob Levy Moreno (1889-1974), psychiatre, sociologue et philosophe américain d’origine roumaine. C’est Bert Hellinger (1925-2019), un prêtre allemand missionnaire, qui quitte sa congrégation et se marie, qui développe la méthode des constellations familiales dans les années 1990.
Ressources
RÉFÉRENCE Les concepts clés de la psychogénéalogie par la papesse du domaine. Au menu : parentification (quand l’enfant prend soin des parents), comptabilité familiale (ce que l’on doit ou croit devoir aux autres), fantômes (figures escamotées de la généalogie), syndrome d’anniversaire (répétition des souffrances à travers les générations). De courts paragraphes accessibles, émaillés d’exemples concrets.
Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux, Desclée de Brouwer, 1993.
ROMAN Sale période pour Boris, banquier genevois: il est victime d’une maladie auto-immune, en conflit avec son ex-épouse, et ses enfants lui tournent le dos. Quand son psychologue lui conseille d’écrire à ses parents, avec qui il a coupé les ponts il y a des années, il accepte. Son geste entraîne une cascade étonnante d’échanges et de révélations dans une famille a priori sans histoires.
Gérard Salem, Tu deviens adulte le jour où tu pardonnes à tes parents, Flamarion 2018.
BIBLE Le père enracine l’enfant dans une lignée. Il lui transmet un héritage, qui peut être un poids ou une grâce. Pour l’homme biblique, la descendance comme l’ascendance sont les signes de l’appartenance à un peuple. L’ouvrage du bibliste belge met en évidence les enjeux anthropologiques sous-jacents aux questions auxquelles nous faisons face aujourd’hui.
André Wénin, Ce que dit la Bible sur… La paternité, Nouvelle Cité, 2021.
THÉÂTRE Que ressent-on dans une société âgiste, sexiste quand on est une femme âgée, que la vie de sa propre mère « s’éternise » ? Un seul en scène drôle et délicat à découvrir entre autres lors du prochain Toussaint’S Festival à Lausanne (4 novembre 2023).
Increvable ! Ecrit et interprété par Isabelle Guisan, compagnie Hors Sol, mise en scène Roberto Betti.
CINÉMA Au centre du cinéma de Xavier Dolan, il y a des rapports violents entre une mère froide, un fils qui n’arrive pas à se dire, des familles de mal-aimés. A 33 ans, ce cinéaste québécois surdoué a exploré cette tension sous toutes ses coutures.
J’ai tué ma mère (2009), Mommy (2014), Juste la fin du monde (2016).