«La République islamique n’a aucun avenir»
Par Skype, les voix ne passent pas. Par Google Meet non plus. Sur Telegram, les appels sont coupés. Finalement Tara désactive son VPN (système de camouflage de l’adresse IP, ndlr), nous nous entendons. N’est-ce pas trop risqué de parler sans VPN? «C’est trop tard pour avoir peur. Quand les gens mettent leurs vies en jeu dans les rues pour montrer leur colère je ne risque rien du tout en comparaison», répond cette mère de famille de Téhéran. Selon elle, les Iraniens savent que cette fois-ci, ils ne peuvent pas retourner en arrière.
«Il y a une grande tristesse, on est fatigués, mais maintenant, on ne peut plus laisser tomber», témoigne Shiva Khosravi, artiste et militante des droits de l’homme qui vit à Genève. «Mes amis emprisonnés et torturés retournent dans la rue deux ou trois semaines après leur libération. Les gens disent qu’ils n’ont plus peur. Ça n’existait pas du tout en 2009 ou 2019.»
Union nationale
Lors du dernier mouvement de protestation, en novembre 2019, 1500 personnes auraient été tuées selon l'agence Reuters. Cette année, la répression a déjà causé la mort d’au moins 448 personnes, selon un bilan établi le 29 novembre par l'ONG IHR. Près de 18000 personnes incarcérées. Un chiffre totalement sous-estimé pour les différentes personnes interviewées. Pourtant, elles gardent espoir: «Des hackers ont publié des communications internes au régime pour qui, cette fois-ci, la révolte est très proche d’une révolution. Cela fait du bien de voir qu’on se trouve sur le bon chemin», témoigne encore Tara.
A les entendre, un autre facteur a drastiquement changé depuis 2019. «Depuis des années, le pouvoir ignore volontairement l’identité iranienne, l’identité perse. A la place, il valorisait l’islam, le chiisme. Ils nous faisaient croire que les Kurdes étaient indépendantistes et que les Bahaïs étaient des espions au solde d’Israël», déclare Tara. L’Iran est constitué de plusieurs
peuples, de beaucoup d’ethnies. «Et pour la première fois, des vidéos montrent des turcophones d’Iran chanter des slogans en faveur des Kurdes ou des Baloutches, et vice versa», rapporte encore la jeune mère de famille. Pour elle, «c’est impressionnant, car on nous a toujours dit d’avoir peur des indépendantistes, mais aujourd’hui, les gens sont unis. Ils adorent leur pays, dont l’histoire est rejetée par nos dirigeants qui affirment que l’Iran commence avec l’islam.»
«Je hais votre religion»
Mahnaz Shirali, sociologue et politologue iranienne, directrice d'études à l'Institut de science et de théologie des religions de Paris, considère que «ce mouvement est particulièrement moderne. En deux mois de manifestations, nous n’avons pas entendu un seul slogan religieux.»
En Iran, 95% de la population est chiite, 5% sunnites. Les minorités chrétiennes, juives, zoroastriennes ou encore Bahaïe se réduisent d’années en années. Vu que le régime des mollahs s’est toujours appuyé sur la religion pour asseoir son pouvoir, «il y a un total rejet de la religion chez les chiites. Nous pouvons notamment le voir dans les paroles d’une chanson devenue virale: "Je hais votre religion, je déteste votre culte." Ou encore d’une femme voilée, à coté de sa fille, cheveux au vent qui scande: "honte à vous, vous avez détruit la religion"», rapporte Mahnaz Shirali. Pour la sociologue: «Même les croyants n’y croient plus. La République islamique a scié la branche sur laquelle est assise. Je peux vous dire avec certitude que le clergé chiite n’a aucun avenir. Il y a à présent une telle haine envers les religieux!»
«N’importe qui pourrait vous tuer»
Ce rejet de la religion par les chiites s’exprime de deux manières différentes: «Les jeunes se détournent de la religion et ne croient plus en Dieu. Mais leurs aînés se convertissent au christianisme», explique Shiva Khosravi. «Moi je n’ai pas de religion. Mais la génération avant moi pense qu’il faut croire en quelque chose pour vivre.» En Iran, la conversion est illégale et passible de la peine de mort. «Les convertis ont extrêmement peur. Selon la charia, n’importe qui pourrait vous tuer, si en tant que chiite vous vous convertissez», ajoute Mahnaz Shirali.
Lernik, née en Iran comme son père, mais d’une mère née en Arménie, ne se rend pas aux manifestations actuelles par peur pour l’enfant qu’elle porte. Son frère et ses amis s’y rendaient les premières semaines du mouvement. Mais ils ont arrêté, la répression étant trop forte. «Une femme de la communauté que je connaissais a été arrêtée au début des manifestations. Elle n’y participait pas, mais avait été prise en photo en passant à côté alors qu’elle sortait d’un centre commercial» , raconte Lernik. «Pendant quarante jours, nous n’avons pas eu de nouvelles. Notre église l’a recherchée et a réussi à la libérer. Elle avait les deux poignets cassés et n’a pas parlé pendant un mois tellement elle était traumatisée», raconte Lernik.
Viols en prison
Jiyar, un doctorant kurde à l’EPFL, est passablement soulagé. Sa sœur et son cousin s’étaient fait arrêter il y a quelques semaines, juste après que CNN a rapporté les viols fréquents dans les prisons iraniennes. Pour avoir filmé une manifestation, elle aura été incarcérée deux semaines. «Mais ils l’ont relâchée car les prisons sont surpeuplées au Kurdistan iranien. Et heureusement, elle n’a pas été violée», témoigne-t-il. Lors du même rassemblement, devant l’EPFL, une post-doctorante répond: «Je viens de la communauté Bahaïe et les autorités religieuses nous demandent de garder le silence afin de ne pas aggraver la répression envers les personnes restées au pays.»
Alors que le système répressif de la République islamique est mis à rude épreuve depuis trois mois, le régime des mollahs continue d’instrumentaliser les différences entre communautés pour mieux les mater. «Ce n’est jamais les forces de sécurité locales qui répriment les manifestations dans ma ville. Ils envoient les plus idéologues d’entre eux», rapporte Jiyar. Dans plusieurs vidéos, on peut entendre des hommes parlant arabe réprimer des Iraniens. «Il est clairement possible que ce soient des combattants du Hezbollah libanais», confirme encore Jiyar.
Malgré cette instrumentalisation, Mahnaz Shirali affirme que «la conscience nationale n’a jamais été aussi forte que depuis la mort de Mahsa Amini». Et cette union reste pour beaucoup l’espoir de pouvoir renverser le régime des mollahs.