«Vivre une fraternité œcuménique, c’est un travail»
Depuis bientôt 50 ans, une fraternité œcuménique se retrouve pour prier à Romainmôtier (VD). C’est l’approche de ce jubilé qui a été le déclencheur de la rédaction de votre livre?
C’est Nicolas Charrière, actuel pasteur de la paroisse de Vaulion-Romainmôtier, qui m’a demandé d’écrire ce livre. J’ai mis un certain temps de réflexion avant de me lancer. Je ne savais pas au-devant de quoi j’allais. Face à la nouveauté, il suffit de faire le premier pas…
Avant d’écrire le livre, tout ce que je savais de la vie et de l’histoire des fraternités, je le savais soit parce que j’étais présent soit par la tradition orale, qui fonctionne assez bien ici. Mon épouse et moi faisons partie de la Fraternité depuis presque 20 ans: nous habitions à Echallens et avons déménagé en 2003 pour rejoindre la prière qui se vit ici. Je me souviens notamment de ce que disaient les sœurs quand nous sommes arrivés. Il y avait encore deux sœurs de l’ancienne Fraternité. Et il reste dans la localité la marque assez forte du pasteur Amédée Dubois. Les anciens qui sont encore ici et l’ont connu, en parlent encore.
Voilà pourquoi, même avant d’avoir mené des recherches complémentaires, je savais que ma rétrospective allait débuter avec lui. Cet homme a déposé ici une empreinte d’ouverture et d’œcuménisme, qui a peut-être été la base, le terreau, sur lequel a pu ensuite se créer la première fraternité avec le pasteur Jean-Pierre Tuscher.
Et dans quel esprit a été pensé l’ouvrage ?
Ce livre devait être un travail de mémoire, c’est-à-dire recenser et regrouper les informations que l’on avait, les documents que l’on pouvait trouver. L’idée, c’était d’avoir un document qui résume, qui récapitule et témoigne de toute cette expérience humaine et spirituelle.
Mais j’ai été confronté au problème de la rareté des archives. Que ce soit à Saint-Loup, au siège de l’Église réformée vaudoise ou dans les bureaux paroissiaux, je n’en ai pas trouvé beaucoup. J’ai donc fait appel à des paroissiens et des paroissiennes. Certaines personnes avaient conservé des documents précieux liés à différentes fêtes qui ont eu lieu autour de la Fraternité. Et certaines de ces pièces étaient passionnantes, car elles contenaient les textes d’allocutions prononcées à ces occasions.
J’en ai reproduit quelques extraits dans le livre: j’ai trouvé ces contenus intéressants, car ce sont des témoignages de l’évolution de l’œcuménisme, de sa stagnation à certaines époques. Mais il faut avoir conscience qu’il y a toujours un écart entre ce qui se dit et s’écrit, et ce qui se vit.
Ce qui est frappant, c’est qu’il reste finalement davantage de paroles de personnes externes aux différentes fraternités qui se sont succédé que de propos de personnes qui vivaient cet engagement.
Dès le départ, la Fraternité a toujours voulu être discrète. C’était un défi presque impossible à vivre… Deux sœurs diaconesses de Saint-Loup avec deux sœurs catholiques issues de la communauté des Sacrés-Cœurs — une communauté on ne peut pas faire plus catho que ça! Le projet se voulait humble et modeste. Le pasteur Paul-Émile Schwitzguébel aimait rappeler: «Nous ne sommes que les maillons priants d’une chaîne qui nous précède et qui va nous succéder.» Nous n’avons jamais fait d’œcuménisme «militant», mais plutôt un œcuménisme de prière, de présence et d’accueil.
Nous avons organisé régulièrement des rencontres œcuméniques, ouvertes au public et suivies parfois de soirées pour sensibiliser, pour enrichir et nourrir notre engagement. C’est aussi pour cela que ce qui se vit ici est fondé théologiquement, dans un esprit de recherche et de travail œcuménique. C’est tout l’objet de la deuxième partie du livre.
Mais cette humilité n’a pas facilité la vie de l’historien que vous avez été le temps de la rédaction…
J’ai eu la chance de retrouver les premiers procès-verbaux de la fondation de la première Fraternité au secrétariat de l’Église catholique à Lausanne. Il y avait aussi quelques copies de courriers échangés: toute sorte de choses que j’ai pu utiliser. Les sœurs ont peut-être détruit des archives: à l’époque, on n’accordait pas trop d’importance à tout cela. Ici, les différentes fraternités se sont vécues sur le terrain. C’était un œcuménisme discret, mais constant, qui s’est inscrit dans la durée et sans que l’on pense vraiment à le documenter.
L’une des rares prises de parole émanant de la Fraternité même concerne la souffrance ressentie par les sœurs qui vivaient une vie de prière ensemble, mais ne pouvaient pas communier ensemble. J’ai trouvé ce récit très fort.
J’ai eu la chance de trouver ces pièces! Elles étaient dans un carton qu’on m’a apporté un jour. Mais cela dit bien l’esprit de cette Fraternité et le conflit intérieur auquel les sœurs ont dû faire face. Après plusieurs années, elles ont finalement transgressé l’interdit de leurs Églises respectives. Mais, à mon avis, ce n’était pas une transgression provocatrice. Elles ne voulaient pas faire scandale. C’était vraiment le fruit d’une évolution intérieure.
Aujourd’hui, est-ce que les différentes conceptions théologiques de ce qu’est l’eucharistie empêchent toujours les croyants de différentes confessions de communier ensemble? C’est toujours aussi important?
Les Églises n’ont pas changé de position formellement, mais pratiquement, sur le terrain, là où il y a vraiment des chrétiens qui travaillent, qui prient ensemble, dans la durée, là il y a une certaine souplesse.
À la Fraternité de prière de Romainmôtier, nous avons adopté le principe d’accorder l’hospitalité eucharistique. Que ce soit un pasteur, que ce soit un prêtre qui préside, chacun propose la communion à tous et chacun fait selon sa conscience. Il n’y a pas de pression dans un sens ou dans l’autre: ce que l’on souhaite vivre, c’est un accueil ouvert et généreux dans l’esprit de l’Évangile.
Souvent, lors des événements œcuméniques, on fait l’impasse sur la célébration de la cène…
On voit d’ailleurs une progression sur cette question. Lors des premières fêtes autour de la fraternité il n’y avait pas d’eucharistie…
En 1998, en introduction à la célébration qui marquait le départ des sœurs catholiques, sœur Myriam tint ces propos impressionnants: «Nous avons choisi de vivre une eucharistie présidée par le pasteur, puisque c’est une paroisse protestante.» Sœur Myriam pose alors clairement le problème de la communion, en laissant la liberté à chacune et chacun de communier ou non, selon sa conscience. C’était déjà un progrès. Par la suite, dès l’instant où la Fraternité a choisi de célébrer l’eucharistie tous les jeudis, elle a décidé qu’il y aurait un prêtre une fois par mois au moins… Les prêtres qui président acceptent que l’eucharistie soit ouverte à tous ceux qui sont là.
De manière générale, on admet qu’il est possible de prier ensemble entre chrétiens de traditions différentes. L’eucharistie, par contre, peut faire blocage ici où là… Il faut reconnaître que vivre une fraternité œcuménique, c’est un travail! Nous sommes de confessions différentes: on doit apprendre à connaître et à faire avec les sensibilités de chacune et chacun pour chercher une voie commune. Ce n’est pas toujours simple, mais on y arrive!
Ces sensibilités différentes c’est aussi une chance, non?
Oui, je trouve que c’est une chance. L’expérience que nous vivons ici nous enrichit. Et l’on voit qu’il y a des gens qui raccrochent à la foi chrétienne parce qu’ils trouvent en ce lieu une ouverture, un non-jugement, un accueil qui leur permet de cheminer et de reconstruire des éléments de leur vie spirituelle.
Pour moi, la Fraternité, c’est un peu une parabole de l’unité possible de l’Église. Oui, cette unité est déjà possible! C’est microscopique, mais c’est déjà un signe important…
Les questions éthiques qui divisent nos Églises représentent-elles une difficulté dans la vie en fraternité?
Au niveau de la Fraternité, ce n’est pas un problème. Notre vocation est aussi l’accueil, et nous accueillons chacune et chacun. Mais c’est vrai, dans les traditions chrétiennes, on n’arrive pas ou pas encore à être d’accord sur certains points: on peut évoquer les questions LGBT, de fin de vie, l’avortement, etc. Ce sont des sujets sensibles. Or il faut pouvoir se respecter! Que chacun s’efforce de respecter les choix que les uns et les autres font en conscience. Même au sein d’une même Église certains de ces thèmes créent des désaccords.
Il faudrait plutôt travailler à accueillir la différence! J’ai travaillé avec des couples pendant des années, et je postule que la différence fait partie de la vie: il ne s’agit pas de chercher à gommer les différences, mais apprendre à les accepter. Je ne parle pas d’une simple tolérance, mais de respect, de bienveillance envers l’autre. Il faut forger son regard pour reconnaître les richesses présentes chez l’autre, et ce qu’il peut nous apporter. Cela implique de travailler, pour dépasser les préjugés… Reconnaître que nous cherchons tous à célébrer le Christ le mieux possible…
Les sœurs des premières fraternités vivaient ensemble. Souhaiteriez-vous une vie communautaire plus complète ?
C’est clair, la première Fraternité était constituée de quatre sœurs détachées de leur communauté pour vivre ensemble. Elles ont dû réaliser un travail sur elles-mêmes, pour trouver une unité dans la vie commune quotidienne. Pour cela, elles s’étaient donné une règle de vie.
Lorsque nous sommes arrivés en 2003, après le départ des sœurs catholiques, il y avait encore le noyau des sœurs protestantes. Avec ma femme, nous étions engagés dans à la communauté du Chemin Neuf et nous avions fait l’expérience de la vie communautaire, de la vie liturgique et aussi œcuménique.
La plupart des membres actuels de la fraternité n’ont pas cette expérience de vie religieuse communautaire. Et c’est vrai, en étant dispersés géographiquement, comme nous le sommes aujourd’hui, la Fraternité se fait plus lentement… C’est autre chose! Mais ce qui nous caractérise, c’est cette mission principale qui nous est confiée par les Églises, à savoir: «prier pour l’unité des chrétiens à l’abbatiale de Romainmôtier». Et cela est défini dans la charte de la Fraternité. Nous assurons les offices trois fois par jour à l’abbatiale. Nous devons organiser tout cela. Il faut reconnaître que le besoin de se rencontrer davantage pour un partage se fait sentir. Mais la prière commune constitue déjà la Fraternité: nous avons des points communs, un objectif commun… et de l’espace pour évoluer encore…
Et tout cela dans une société toujours plus individualiste?
Paradoxalement, les gens ont une grande soif spirituelle. Leur quête passe par des formes très diverses de méditation, de réflexion. Mais cette recherche est souvent vécue sous un angle individuel. La difficulté, c’est peut-être de passer d’une forme d’individualisme à la communauté et cela ne va pas de soi aujourd’hui. La communauté, cela ça doit s’apprendre.
Souvent, on croise des gens qui ont des parcours très sinueux d’un point de vue chrétien: ils ont navigué un peu partout et, tout à coup, ils ressentent un besoin de se recentrer. Pour certaines de ces personnes, Romainmôtier a pu être, à un moment de leur vie, un lieu où elles pouvaient retrouver une forme d’unité. Car ce n’est pas seulement à l’unité des chrétiens qu’il faut travailler, c’est aussi à l’unité en soi. C’est peut-être même le travail premier. Si l’on ne travaille pas d’abord à se réconcilier avec soi-même, avec son passé, son parcours spirituel, alors on rate quelque chose.
Mais cela ne se vit pas qu’ici: je rencontre souvent des groupes qui m’expliquent qu’ils se voient régulièrement, qu’ils mangeant ensemble, qu’ils prient ensemble: ce sont des formes d’Église qu’il faudrait pouvoir encourager et stimuler. Autre exemple: la Fraternité œcuménique de Payerne qui a été créée récemment. C’est un beau signe d’espérance. Les Églises se reconstituent ainsi de façon beaucoup plus humble. Aujourd’hui, elles doivent aussi s’ouvrir à la rencontre avec les autres religions… pour travailler ensemble à un monde plus fraternel et solidaire dans l’esprit de l’Évangile.
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