Le succès des talibans redonne des ambitions aux islamistes
Chaque année, avec la publication de son Index mondial de persécution, l’ONG Portes Ouvertes alerte sur la situation des chrétiens à travers le monde. Selon les derniers chiffres, publiés le 19 janvier, plus de 360 millions de chrétiens souffrent de persécution sévère en raison de leur foi, soit une augmentation de 20 millions par rapport à l'année dernière. Des chiffres annoncés comme jamais atteint depuis la création de cet outil de mesure, il y a de cela vingt-neuf ans. Entretien avec Philippe Fonjallaz, directeur de Portes Ouvertes Suisse.
L’Afghanistan se positionne en 1re place de votre classement annuel. Est-ce directement lié à la prise de pouvoir des talibans?
Le fait que les talibans sont de retour au pouvoir depuis le mois d’août de l’année dernière a évidemment eu une influence. Mais il faut être clair: l’Afghanistan a toujours été quasiment au même niveau que la Corée du Nord (régulièrement en tête du classement, ndlr) en matière de persécution. Dans ce pays, être chrétien était déjà extrêmement dangereux. Le retour des talibans n’a fait qu’augmenter les risques et le niveau de la violence qu’ils subissent.
Concrètement, comment cette persécution se manifeste-t-elle?
Contrairement à ce qu’on a parfois pu lire dans les médias, dès leur reprise du pouvoir, les talibans ont réinstallé leur idéologie et leur manière d’oppresser les minorités. Très concrètement, cela signifie qu’ils cherchent activement les opposants ou les personnes qui ne soutiennent pas leur idéologie, et cela concerne évidemment les chrétiens. Ils vont donc faire du porte-à-porte, par exemple, pour essayer de mettre la main sur des chrétiens dont ils ont eu connaissance par la population, pour soit leur mettre la pression, mais malheureusement aussi simplement les tuer.
Comment les chrétiens sont-ils précisément traités par la population?
Les chrétiens ont toujours été soumis à une forte pression de la part de la société parce que c’est une honte pour la famille et pour la communauté si un de leurs membres se convertit au christianisme ou est découvert comme chrétien. Cela s’explique par le fait que dans la culture afghane l’appartenance communautaire – dont l’identité musulmane fait pleinement partie – est extrêmement importante. On va donc soit tout faire pour que la personne concernée revienne à l’islam, soit l’exclure, lui faire subir des violences, voire même la tuer.
L’ONG Portes Ouvertes est-elle sur le terrain? Quels sont ses relais sur place?
Bien sûr nous travaillons en faveur des chrétiens en Afghanistan. On ne donne cependant que très peu de détails sur notre travail, par souci de sécurité, comme vous pouvez le comprendre. Mais, évidemment, on soutient les chrétiens d’Afghanistan à l’intérieur du pays, mais aussi dans les pays alentours, où un certain nombre d’entre eux ont trouvé refuge.
Votre rapport souligne que la reprise du pouvoir par les talibans a aussi un impact sur d’autres régions du monde, notamment l’Afrique. Pour quelles raisons?
Certains facteurs nous laissent en effet craindre que les extrémistes musulmans, qui sont très actifs et très violents en particulier dans la région subsaharienne, se retrouvent renforcés par le fait que les talibans aient pu prendre le pouvoir en Afghanistan. Le fait que la communauté internationale n’ait pas réussi à mettre en place les conditions pour qu’il y ait un gouvernement non corrompu et solide, qui puisse protéger sa population en Afghanistan, et ce malgré des années et des années de présence sur place, les encourage à maintenir leurs entreprises et à continuer à faire preuve de violences dans cette région où les gouvernements sont souvent faibles et, pour certains pays, largement corrompus.
Quid de l’engagement de la communauté internationale dans cette région?
Justement, ces groupes terroristes voient que la communauté internationale, qui soutient à bout de bras la lutte contre l’extrémisme islamiste par un large soutien militaire, n’a pas rencontré beaucoup de succès depuis neuf ans. Ils espèrent donc en arriver à une même démobilisation de la communauté internationale, comme celle qui a permis le retour des talibans en Afghanistan.
Cela pourrait donc redonner de l’élan à l’État islamique, selon vous?
Tout à fait. L’Etat Islamique n’a en effet pas réussi à installer durablement un califat en Irak et en Syrie, mais on peut dire que les groupements de ce type peuvent tenter de le faire dans une autre région, telle que la région du Sahel.
Quels sont les pays les plus menacés actuellement?
À l’heure actuelle, c’est toute la région du Nord du Nigéria qui est soumise à une violence extrême et où l’extrémisme se répand aujourd’hui jusqu’au centre du pays. Mais cette violence s’étend également à tous les États alentours:c’est le cas au Cameroun mais plus fortement encore et de manière beaucoup plus inquiétante au Burkina-Faso, au Mali et au Niger.
Portes Ouvertes bénéfice-t-elle de relais sur le plan politique?
Bien entendu, on fait un travail de plaidoyer et on a des contacts très approfondis avec des organisations ou avec des gouvernements principalement ici en Occident, pour essayer de les sensibiliser à la situation globale. Nous les invitons fortement, notamment pour ce qui est de la région subsaharienne de l’Afrique, à ne pas considérer uniquement la solution militaire, mais à envisager d’autres chemins pour renforcer les pays et ainsi diminuer l’influence des groupes extrémistes.
Quels sont ces autres chemins?
Il s’agit en particulier de travailler sur l’éducation, mais également d’activer les groupes confessionnels, les Églises comme les responsables des autres religions, pour promouvoir la paix entre les communautés. Il s’agit aussi de promouvoir la stabilité économique de ces pays, parce que beaucoup de jeunes en particulier, sont attirés à rejoindre ces groupes militaires parce que cela représente pour eux une source de revenus, parfois leur seule manière de pouvoir subsister. Donc on essaie d’influencer et de travailler sur une stratégie visant à stabiliser et renforcer les gouvernements de ces pays et à donner des perspectives d’avenir dans la population.
Comment qualifieriez-vous le degré de sensibilisation des responsables politiques en Occident face à ces problématiques?
Je vous répondrais sur deux volets différents. Si je prends la situation de la persécution religieuse dans son ensemble, et plus particulièrement celle des chrétiens, on remarque malheureusement qu’il y a une certaine indifférence ou un manque de volonté de la part de nos gouvernements quant à faire valoir la question des droits humains dans ce domaine. La liberté de religion et la persécution que subissent les minorités religieuses dans le monde, c’est une question fondamentale. La liberté de religion est en effet garantie par l’art. 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Or nos gouvernements ne sont pas assez sensibles face à la dégradation à laquelle nous assistons.
Et le second volet?
Pour des régions comme l’Afrique saharienne, il y a au contraire une vraie prise de conscience, mais la stratégie du tout-militaire, comme je vous le disais, n’est pas suffisante pour aborder cette problématique. Je crois surtout qu’il y a un manque de prise de conscience de l’incidence que peut avoir la situation au Sub-Sahara sur l’Europe. Il ne faudrait pas oublier les trafics opérés par les groupes islamistes – trafics de migrants, trafics de drogues, trafics de matières premières– qui ont des répercussions dans nos pays.
Pour finir, quel regard portez-vous sur l’attention que portent les Églises de Suisse romande sur ces situations?
La réponse est très individuelle. On connaît des communautés et des Églises qui sont très sensibles à la situation des chrétiens dans le monde, et qui les soutiennent soit par la prière ou de manière très concrète et très généreuse. Mais c’est vrai que pour d’autres, on ressent une certaine réticence à thématiser spécifiquement la persécution des chrétiens, sachant que d’autres minorités religieuses subissent également des violences. Ce soutien spécifique aux chrétiens semble parfois mettre mal à l’aise. À Portes Ouvertes, nous considérons que nous sommes appelés à être sensibles à toutes les atteintes à la liberté de religion quelles qu’elles soient. , Mais il est clair que nous nous engageons et nous sentons particulièrement solidaires de celles que subissent les membres corps du Christ, dont nous faisons partie.