Supprimer l’intérêt, et réformer le système monétaire

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Supprimer l’intérêt, et réformer le système monétaire

Martin Bernard
2 décembre 2016
Au XVIe siècle, Jean Calvin a été le premier théologien à cautionner la pratique du prêt à intérêt en Europe. Dans le cadre des 500 ans de la Réforme, retour en deux volets sur cet aspect peu connu de l’œuvre du célèbre réformateur. Et sur la pertinence de cette pratique dans l’économie moderne. (2/2)

Photo: CC(by) Sean MacEntee

Le prêt à intérêt s’est développé en Europe dans les siècles qui ont suivi la Réforme. Légitimé au XVIe siècle par Calvin, il est aujourd’hui remis en question par certains acteurs de l’économie, car ses effets se font lourdement sentir dans la société. L’exemple le plus souvent cité est celui des Etats, qui doivent parfois s’endetter pour rembourser les intérêts de leurs dettes. Mais du côté des entreprises et des particuliers, la situation n’est pas meilleure. «Les intérêts sont inclus dans chaque prix que nous payons», souligne l’urbaniste et écologiste allemande Margrit Kennedy, auteure du livre «Libérer l’argent de l’inflation et des taux d’intérêt», paru en 1996. En Allemagne, selon ses calculs, «en moyenne 50% des prix de nos biens et services correspondent au coût du capital. Dans ces conditions, si nous supprimions les intérêts et les remplacions par un autre mécanisme capable d’assurer la circulation monétaire, la plupart d’entre nous pourraient être deux fois plus riches ou bien réduire de moitié leur temps de travail, tout en conservant le même niveau de vie».

Margrit Kennedy souligne ainsi que seule une minorité profite du système: les rentiers, qui vivent des intérêts de leur capital. Aymeric Jung, associé gérant à Genève de Quadia Impact Finance et chroniqueur à Bilan, illustre cette situation avec un exemple: «Placée à 3% pendant 250 ans, la fortune de Bill Gates, estimée en 2016 à 75 milliards de dollars, représenterait alors le Produit intérieur brut mondial actuel, qui est de 70 trillions». Pour lui, il est donc clair que «les systèmes monétaires fonctionnant avec des taux d’intérêt sont intenables à long terme».

Pour pallier à cette pratique, sa société propose des investissements à caractère social rémunérés en pourcentage du chiffre d’affaires attendu. L’entrepreneur paie une prime de risque remboursable au plus tard dans un délai fixé au moment du prêt. Le taux d’intérêt est ainsi remplacé par un taux de rendement. Plus le succès de l’entrepreneur est rapide, plus le taux de rendement est élevé. En Europe, plusieurs autres établissements proposent des prêts sans intérêt, ou à des taux très bas. C’est le cas notamment de la banque coopérative JAK en Suède, ou de la banque Wir en Suisse.

L’interdit islamique

La finance islamique offre également des services de ce type. A l’instar de l’Ancien Testament et des Evangiles, le Coran condamne en effet sans ambiguïtés la pratique du prêt à intérêt (Sourate II, versets 278 et 279). Selon le livre sain de l’Islam, «le temps appartient à Dieu. L’argent ne peut donc pas fructifier ex nihilo, sans qu’il n’y ait de travail et par le seul fait de l’écoulement des jours», souligne Caroline Marie-Jeanne, Maître de conférence à l’université d’Angers, dans un article paru en 2013 dans la Revue d’économie financière.

La finance islamique propose donc deux types principaux de contrats «licites». Dans le premier, celui qui prête de l’argent participe aux bénéfices de l’emprunteur, selon un pourcentage fixé lors de l’octroi du prêt. Dans le second, l’argent est rémunéré par une marge sur une opération de prêt de biens tangibles non-monétaires, comme un appartement.

Pour certains, ces opérations ne font que contourner l’interdit, en déguisant l’intérêt. Quoi qu’il en soit, la finance islamique a le vent en poupe depuis les années 1970. Selon le rapport de Jouini et Pastré de 2008, elle pourrait peser 1300 milliards de dollars au niveau mondial à l’horizon 2020. En Suisse, aucune institution financière n’est encore spécialisée dans ce segment. Mais plusieurs banques comme J. Safra Sarasin proposent une palette de services compatibles avec le Coran.

Une monnaie non-marchande

En dehors de la religion, des spécialistes comme Margrit Kennedy sont allés encore plus loin dans la réflexion fondamentale. Pour juguler les conséquences de l’intérêt, ils suggèrent de repenser en profondeur le fonctionnement du système monétaire. Ils s’appuient notamment sur les idées de l’économiste Silvio Gesell (1862-1930). Celui-ci a défini en 1916, dans son livre «L’ordre économique naturel», les principes d’une monnaie «fondante», qui perdrait périodiquement de sa valeur (demeurage). Ainsi, «au lieu de payer des intérêts à ceux qui ont davantage d’argent qu’ils n’en ont besoin, les gens devraient payer un droit minime s’ils ne mettent pas leur argent en circulation», souligne Margrit Kennedy. La somme ainsi récoltée irait dans les caisses des collectivités publiques. Aujourd’hui, le Chiemgauer, une monnaie régionale allemande créée en 2003, fonctionne selon ce principe.

L’économiste franco-suisse Michel Laloux milite également pour ne plus considérer la monnaie comme une marchandise, mais uniquement comme un instrument de mesure de l’échange. Un peu à l’instar de ce que préconisaient les scolastiques et Aristote. Dans son livre «Dépolluer l’économie», il imagine la mise en place d’un système monétaire fonctionnant sans banques centrales, et la création d’instituts de financements d’un type nouveau, entièrement gérés par la société civile et octroyant des crédits sans intérêts. Utopie irréalisable et sans lendemains? «La transformation de la monnaie telle que nous l’avons décrite est si profonde qu’il semble difficile de l’envisager en une seule étape», précise Michel Laloux. «Non pas en raison de problèmes techniques à résoudre… L’obstacle est ailleurs. Il réside dans la résistance au changement propre à la forme particulière de nos démocraties».